VAMPIRES DE LA HONGRIE

ET DE SES ALENTOURS

 
 

Dom Augustin CALMET (1749)
 

     Chaque siècle, chaque nation, chaque pays a ses préventions, ses maladies, ses modes, ses penchants, qui le caractérisent et qui passent et se succèdent les uns aux autres, et souvent ce qui a paru admirable en un temps, devient pitoyable et ridicule dans un autre. On a vu des siècles où tout était tourné à certaines dévotions, certain genre d'études, certains exercices. On sait que pendant plus d'un siècle le goût dominant de l'Europe était le voyage de Jérusalem. Les rois, les princes, les seigneurs, les évêques, les ecclésiastiques, les religieux tous y couraient en foule. Les pèlerinages de Rome ont été autrefois très fréquents et très fameux. Tout cela est tombé. On a vu des provinces inondées de flagellants, et il n'en est demeuré des restes que dans les confréries de pénitents, qui subsistent en plusieurs endroits.
Nous avons vu dans ces pays-ci, des sauteurs et des danseurs, qui à chaque instant sautaient et dansaient dans les rues, dans les places et jusque dans les églises. Les convulsionnaires de nos jours semblent les avoir fait revivre. La prostérité s'en étonnera comme nous nous en raillons aujourdhui. Sur la fin du siècle seizième et au commencement du dix-septième, on en parlait en Lorraine que de sorciers et de sorcières. Il n'en est plus question depuis longtemps. Lorsque la philosophie de M. Descartes parut, quelle vogue n'eut-elle pas ! On m'éprisa l'ancienne philosophie, on ne parla plus que d'expériences physiques, de nouveaux systèmes, de nouvelles découvertes. M. Newton vient de paraître, tous les esprits sont tournés de son côté. Le système de M. Law, les billets de banque, les fureurs de la rue de Quincampoix, quels mouvements n'ont-ils pas causés dans le royaume ? C'était une espèce de convulsion qui sétait emparée des Français.
Dans ce siècle, une nouvelle scène soffre à nos yeux depuis environ soixante ans dans la Hongrie, la Moravie, la Silésie, la Pologne ; on voit, dit-on, des hommes morts depuis plusieurs années, ou du moins depuis plusieurs mois, revenir, parler, marcher, infester les villages, maltraiter les hommes et les animaux, sucer le sang de leurs proches , les rendre malades et enfin leur causer la mort ; en sorte qu'on ne peut se délivrer de leurs dangereuses visites et de leurs infestations, qu'en les exhumant, les empalant, leur coupant la tête, leur arrachants le nom d'oupires, ou vampires, et l'on en raconte des particularités si singulières, si détaillées, et revêtues de circonstances si probables, et d'informations si juridiques, qu'on ne peut presque pas se refuser à la croyance qu'on a dans ces pays, que ces revenants paraissent réellement sortir de leurs tombeaux, et produire les effets qu'on en publie.
Les revenants de Hongrie, ou les vampires, sont des hommes morts depuis un temps considérables, quelquefois plus quelquefois moins long, qui sortent de leurs tombeaux, et viennent inquièter les vivants, leur sucent le sang, leur apparaissent, font le tintamarre à leur porte et dans leur maison et enfin leur causent souvent la mort.
On a proposé plusieurs systèmes pour expliquer le retour et ces apparitions des vampires. Quelques-uns les ont niés et rejetés comme chimériques, et comme un effet de la prévention et de l'ignorance du peuple de ce pays, où l'on dit qu'ils reviennent.
D'autres ont cru que ces gens n'étaient pas réellement morts, mais qu'ils avaient été enterrés tout vivants et qu'ils revenaient d'eux-mêmes naturellement et sortaient de leur tombeau.
D'autres croient que ces gens sont réellement morts ; mais que Dieu par une permission ou un commandement particulier leur permet ou leur ordonne de revenir et de reprendre pour un temps leur propre corps, car, quand on les tire de terre, on trouve leurs corps entier, leur sang vermeil et fluide, et leurs membres souples et maniables.
D'autres soutiennent que c'est le démon, qui fait paraître ces revenants, et qui fait par leur moyen tout le mal quils causent aux hommes et aux animaux.
J'ai appris de feu M. de Vassimont, conseiller de la Chambre des Comptes de Bar, qu'ayant été envoyé en Moravie par feu S.A.R Léopold Duc de Lorraine pour les affaires de Monseigneur le Prince Charles son frère, évêque d'Olmutz et d'Osnabruch, fut informé par le bruit public, qu'il était assez ordinaire en ce pays-là de voir les hommes décédés quelques temps auparavant, se présenter dans les compagnies et se mettre à table avec les personnes de leur connaissance sans rien dire, mais faisant un signe de tête à quelqu'un des assistants, lequel mourrait infailliblement quelques jours après. Ce fait lui fut confirmé par plusieurs personnes, et entre autres par un ancien curé qui disait avoir vu plus d'un exemple.
Les évêques et les prêtres du pays consultèrent Rome sur un fait si extraordinaire, mais on ne leur fit point de réponse, parce qu'on y regardait apparemment tout cela comme pures visions, ou des imaginations populaires. On s'avisa ensuite, ou des imaginations populaires. On s'avisea ensuite de déterrer les corps de ceux qui revenaient ainsi, de les brûler, ou de les consumer en quelques autres manières. Ainsi l'on s'est délivré de l'importunité de ces spectres, qui sont aujourd'hui beaucoup moins fréquents qu'auparavant dans ce pays. Cest ce que disait ce bon prêtre.
Ces apparitions ont donné occasion à un petit ouvrage intitulé : Magia Posthuma, composé par Charles Ferdinand de Schertz, imprimé à Olmutz en 1706, dédié au Prince Charles de Lorraine, éveque d'Olmutz et d'Osnabruch. L'auteur raconte qu'en un certain village une femme étant venue à mourir, munie de tous ses sacrements, fut enterrée dans le cimetière à la manière ordinaire. Quatre jours après son décès, les habitants du village ouïrent un grand bruit et un tumulte extraordinaire, et virent un spectre qui paraissait tantôt sous la forme d'un chien, tantôt sous celle d'un homme, non à une personne, mais à plusieurs, et leur causait de grandes douleurs, leur serrant la gorge, et leur comprimant l'estomac jusqu'à les suffoquer : il leur brisait presque tout le corps, et les réduisait à une faiblesse extrême, en sorte qu'on les voyait pâles, maigres, et exténués. Le spectre attaquait même les animaux, et l'on a trouvé des vaches abattues et demi-mortes ; quelquefois il les attachait l'une à l'autre par la queue. On voyait les chevaux comme accablés de fatigue, tout en sueur, surtout sur le dos, échauffés, hors d'haleine, et écumants comme après une longue et pénible course. Ces calamités durèrent plusieurs mois.
L'auteur que jai nommé examine la chose en jurisconsulte, et raisonne beaucoup sur le fait et sur le droit. Il rapporte plusieurs exemples de pareilles apparitions, et des maux qui s'en sont ensuivis. Comme d'un pâtre du village de Blow près de la ville de Kadam en Bohême, qui parut pendant quelque temps, et qui appelait certaines personnes, lesquelles ne manquaient pas de mourir dans la huitaine. Les paysans de Blow déterrèrent le corps de ce pâtre, et le fichèrent en terre avec un pieu, qu'ils lui passèrent à travers le corps.
Cet homme en cet état se moquait de ceux qui lui faisait souffrir ce traitement, et leur disait qu'ils avaient bonne grâce de lui donner ainsi un bâton pour se défendre contre les chiens. La même nuit il se releva et effraya par sa présence plusieurs personnes, et en suffoqua plus qu'il n'avait fait jusqu'alors. On le livra ensuite au bourreau, qui le mit sur une charrette pour le transport hors du village et l'y brûler. Ce cadavre hurlait comme un furieux, et remuait les pieds et les mains comme un vivant, et lorsqu'on le perça de nouveau avec des pieux, il jeta de très grands cris, et rendit du sang très vermeil et en grande quantité. Enfin on le brûla, et cette exécution mit fin aux apparitions, et aux infestations de ce spectre.
On en a usé de même dans les autres endroits, où l'on a vu de semblables revenants, et quand on les a tirés de terre ils ont paru vermeils, les membres souples et maniables, sans vers et sans pourriture, mais non sans une très grande puanteur. L'auteur cite divers autres écrivains, qui attestent ce qu'il dit de ces spectres, qui paraissent encore, dit-il, assez souvent dans les montagnes de Silésie et de Moravie. On les voit et de nuit et de jour, on aperçoit les choses qui leur ont appartenu se remuer et changer de place, sans qu'il y ait personne visible qui les touche. Le seul remède contre ces apparitions, est ce couper la tête, et de brûler le corps de ceux qui reviennent.
Toutefois on n'y procède pas sans forme de justice ; on cite et on entend les témoins ; on examine les raison, on considère les corps exhumés, pour voir si lon y trouve les marques ordinaires, qui font conjecturer que ce sont eux qui molestent les vivants, comme la mobilité, la souplesse dans les membres, la fluidité dans le sang, l'incorruption dans les chairs. Si ces marques se rencontrent, on les livre au bourreau qui les brûle. Il arrive quelquefois que les spectres paraissent encore pendant trois ou quatre jours après l'exécution. Quelquefois on diffère d'enterrer pendant six ou sept semaines les corps de certaines personnes suspectes. Lorsquelles ne pourrissent point, et que leurs membres demeurent souples et maniables, comme s'ils étaient vivants, alors on les brûle. On assure comme certain que les habits de ces personnes se meuvent, sans qu'aucune personne vivante les touche, et l'on a vu depuis peu à Olmutz, continue toujours notre auteur, un spectre qui jetait des pierres, et causait de grands troubles aux habitants.

Il y a environ quinze ans qu'un soldat étant en garnison chez un paysan haidamaque à la frontière de la Hongrie, vit entrer dans la maison, comme il était à table auprès du maître de la maison de son hôte, un inconnu qui se mit aussi à table avec eux. Le maître du logis en fut étrangement effrayé, de même que le reste de la compagnie. Le soldat ne savait quen juger, ignorant de quoi il était question. Mais le maître de la maison étant mort dès le lendemain, le soldat simforma de ce que cétait. On lui dit que cétait le père de son hôte, mort et enterré depuis plus de dix ans, qui sétait ainsi venu sasseoir auprès de lui, et lui avait annoncé et causé la mort.
Le soldat en imforma d'abord le régiment, et le régiment en donna avis aux officiers généraux, qui donnèrent commission au comte de Cabreras, capitaine du régiment d'Alandetti Infanterie, de faire information de ce fait. S'étant transporté sur les lieux avec d'autres officiers, un chirurgien et un auditeur, ils ouïrent les dépositions de tous les gens de la maison, qui attestèrent d'une manière uniforme, que le revenant était père de lhôte du logis, et que tout ce que le soldat avait dit et rapporté, était dans lexacte vérité. Ce qui fut aussi par tous les habitants du village.

En conséquence on fit tirer de terre le corps de ce spectre, et on le trouva comme un homme qui vient dexpirer, et son sang comme dun homme vivant. Le comte de Cabreras lui fit couper la tête, puis remettre dans son tombeau. Il fit encore information dautres pareils revenants, entre autres dun homme mort depuis plus de trente ans, qui était revenu par trois fois dans sa maison à lheure du repas, avait sucé le sang au cou la première fois à son propre frère, la seconde à un de ses fils, et la troisième à un valet de la maison, et tous les trois en moururent sur-le-champ.
Sur cette déposition le commissaire fit tirer de terre cet homme, et le trouvant comme le premier ayant le sang fluide, comme laurait un homme en vie, il ordonna quon lui passât un grand clou dans la tempe, et ensuite quon le remît dans le tombeau. Il en fit brûler un troisième, qui était enterré depuis plus de seize ans, et avait sucé le sang, et causé la mort de deux de ses fils. Le commissaire ayant fait son rapport aux officiers généraux, on députa à la Cour de lEmpereur, qui ordonna quon envoyât des officiers de guerre, de justice, des médecins et des chirurgiens, et quelques savants pour examiner les causes de ces événements si extraodinaires.
Au commencement de septembre mourut dans le village de Kisilova, à trois lieues de Gradisch, un vieillard âgé de soixante-deux ans ; et trois jours après avoir été enterré, il apparut la nuit à son fils, et lui demanda à manger. Celui-ci en ayant servi, il mangea, et disparut. Le lendemain, le fils raconta à ses voisins ce qui était arrivé. Cette nuit le père ne parut pas ; mais la nuit suivante il se fit voir, et demanda à manger ; on ne sait pas si son fils lui en donna ou nom, mais on trouva le lendemain celui-ci mort dans son lit ; le même jour, cinq ou six personnes tombèrent subitement malades dans le Village et moururent lune après lautre peu de jours après. LOfficier ou Bailli du lieu informé de ce qui était arrivé, un envoya une relation au Tribunal de Belgrade, qui fit venir dans ce village deux de ses officiers avec un bourreau pour examiner cette affaire. LOfficier impérial dont on tient cette relation, sy rendit de Gradisch, pour être témoin dun fait dont il avait si souvent ouï parler. On ouvrit tous les tombeaux de ceux qui étaient morts depuis six semaines : quand on vint à celui du vieillard, on le trouva les yeux ouverts, dune couleur vermeille, ayant une respiration naturelle, cependant immobile et mort. Doù lon conclut quil était un signalé vampire. Le bourreau lui enfonça un pieu dans le coeur. On fit un bûcher, et lon réduisit en cendres le cadavre. On ne trouva aucune marque du vampirisme ni dans le cadavre du fils, ni dans celui des autres.

Il y a environ cinq ans, quun certain heiduque habitant de Medreïga, nommé Arnold Paul, fut écrasé par la chute dun chariot de foin. Trente jours après sa mort, quatre personnes moururent subitement, et de la manière que meurent, suivant la tradition du pays, ceux qui sont molestés de vampires. On se ressouvint alors que cet Arnold Paul avait souvent raconté quaux environs de Cassova, et sur les frontières de la Serbie turque, il avait été tourmenté par un vampire turc ; car il croit aussi que ceux qui ont été vampires passifs pendant leur vie, deviennent actifs après leur mort, cest-à-dire, que ceux qui sont sucés, sucent aussi à leur tour ; mais quil avait trouvé moyen de se guérir en mangeant de la terre de sépulture du vampire, et en se frottant de son sang : précaution qui ne lempêcha pas cependant de le devenir après sa mort, puisquil fut exhumé quarante jours après son enterrement, et quon trouva sur son cadavre toutes les marques dun archivampire. Son corps était vermeil : ses cheveux, ses ongles, sa barbe, sétaient renouvelés, et ses veines étaient toutes remplies dun sang fluide, et coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont il était environné. Le Hadnagy ou le Bailli du lieu, en présence de qui se fit lexhumation, et qui était un homme expert dans le vampirisme, fit enfoncer, selon la coutume, dans le coeur du défunt Arnold Paul, un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part, ce qui lui fit, dit-on, jeter un cri effroyable comme sil était en vie. Cette expédition faite, on lui coupa la tête et lon brûla le tout. Après quoi on fit la même expédition sur les cadavres de ces quatre autres personnes mortes de vampirisme, crainte quils nen fissent mourir dautres à leur tour. Toutes ces expéditions nont cependant pu empêcher, que vers la fin de lannée dernière, cest-à-dire, au bout de cinq ans, ces funestes prodiges naient recommencé, et que plusieurs habitants du même village ne soient péris malheureusement. Dans lespace de trois mois, dix-sept personnes de différent sexe et de différent âge sont mortes de vampirisme : quelques-unes sans être malade, et dautres après deux ou trois jours de langueur. On rapporte entre autre quune nommée Stanoska, fille du heiduque Jotuitzo, qui sétait couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la nuit, toute tremblante, en faisant des cris affreux, et disant que le fils du heiduque Millo, mort depuis neuf semaines, avait manqué de létrangler pendant son sommeil. Dès le moment, elle ne fit plus que languir, et au bout de trois jours elle mourut, ce que cette fille avait du fils de Millo le fit dabord reconnaître pour un vampire, on lexhuma, et on le trouva tel. Les principaux du lieu, les médecins, les chirurgiens, examinèrent comment le vampirisme avait pu renaître, après les précautions quon avait prises, quelques années auparavant.
On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le défunt Arnold Paul avait tué non seulement les quatre personnes dont nous avons parlé, mais aussi plusieurs bestiaux, sont les nouveaux vampires avaient mangé, et entre autres le fils de Millo. Sur ces indices, on prit la résolution de déterrer tous ceux qui étaient morts depuis un certain temps. Parmi une quarantaine on en trouva dix-sept avec tous les signes plus évidents de vampirisme, aussi leur-a-t-on transpercé le coeur et coupé la tête ; et ensuite on les a brûlés et jeté leurs cendres dans la rivière.
Toutes les informations et exécutions dont nous venons de parler, ont été faites juridiquement en bonnes formes et attestées par plusieurs officiers, qui dont en garnison dans le pays, par les chirurgiens majors des régiments et par les principaux habitants du lieu. Le procès-verbal en a été envoyé vers la fin du janvier dernier, au Conseil de guerre impérial à Vienne, qui avait établi une commission militaire, pour examiner la vérité de tous ces faits.
Les mémoires plublics des années 1693 et 1694 parlent des oupires ou vampires ou revenants, qui se voient en Pologne et surtout en Russie. Ils paraissent depuis midi jusquà minuit et viennent sucer le sang des hommes ou des animaux vivants en si grande abondance, que quelquefois il leur sort par la bouche ; par le nez et principalement par les oreilles ; et que le cadavre nage dans son sang répandu dans son cercueil. On dit quil a une espèce de faim, qui lui fait manger le linge quil trouve autour de lui. Ce redivive ou oupire sorti de son tombeau, ou en démon sous sa figure, va la nuit embrasser et serrer violemment ses proches ou ses amis et leur suce le sang, jusquà les affaiblir, les exténuer et leur causer enfin la mort. Cette persécution ne sarrête pas à une seule personne de la famille à moins quon nen interrompe le cours en coupant la tête ou en ouvrant le coeur du revenant, dont on trouve le cadavre dans son cercueil, mou, flexible, enflé et rubicond, quoiquil soit mort depuis longtemps. Il sort de leur corps une grande quantité de sang, que quelques-uns mêlent avec la farine pour faire du pain ; et ce pain mangé à lordinaire les garantit de la vexation de lesprit qui ne revient plus.

Voici une lettre qui a été écrite à un de mes amis au sujet des revenants de Hongrie :
Pour satisfaire aux demandes de monsieur lAbbé Dom Calmet concernant les vampires, le soussigné à lhonneur de lassurer, quil nest rien de plus vrai et de si certain, que ce quil en aura sans doute lu dans les actes publics et imprimés, qui ont été insérés dans les gazettes par toute lEurope ; mais à tous ces actes publics qui ont paru, monsieur lAbbé doit sattacher pour un fait véridique et notoire à celui de la députation de Belgrade ordonnée par le feu S.M.Imp. Charles VI, de glorieuse mémoire, et exécutée par feu son Altesse Sérénissime le Duc Charles Alexandre de Wurtemberg, pour lors vice-roi, ou gouverneur du royaume de Serbie ; mais je ne puis pour le présent citer lannée, ni le mois, ni le jour, faute de mes papiers, que je nai point présentement près de moi.
Le prince fit partir une députation de Belgrade moitié dofficiers militaires, et moitié du civil, avec lauditeur général du royaume, pour se transporter dans un village, où un fameux vampire décédé depuis plusieurs années faisait un ravage excessif parmi les siens : car notez que ce nest que dans leur familles et parmi leur propre parenté que les suceurs de sang se plaisent à détruire notre espèce. Cette députation fut composée de gens et de sujets reconnus par leurs moeurs, et même par leur savoir, irréprochables et même savants parmi les deux ordres : ils furent sermentés, et accompagnés dun lieutenant des grenadiers du régiment du Prince Alexandre de Wurtemberg, et de vingt-quatre grenadiers dudit régiment.
Tout ce quil y eut dhonnêtes gens, le duc lui-même, qui se trouvèrent à Belgrade, se joignirent à cette députation, pour être spectateurs occulaires de la preuve véridique quon allait faire.
Arrivé sur les lieux, lon trouva que dans lespace de quinze jours le vampire, oncle de cinq neveux et nièces, en avait déjà expédié trois en un de ses propres frères. Il en était au cinquième, belle jeune fille sa nièce, et lavait déjà sucée deux fois, lorsque lon mit fin à cette triste tragédie par les opérations suivantes.
On se rendit avec les commissaires députés pas loin de Belgrade, dans un village, et cela en public, à lentrée de la nuit, à sa sépulture. Ce monsieur na pu me dire les circonstances du temps auquel les précédents morts avaient été sucés, ni les particularités à ce sujet. La personne après avoir été sucée, se trouva dans un état pitoyable de langeur, de faiblesse, de lassitude, tant le tourment est violent. Il y avait environ trois ans quil était enterré : lon vit sur son tombeau une lueur semblable à celle dune lampe, mais moins vive.
On fit louverture du tombeau, et lon y trouva un homme aussi entier et paraissant aussi sain quaucun de nous assistants ; les cheveux, et les poils de son corps, les ongles, les dents et les yeux (ceux-ci demi-fermés) aussi fermement attachès après lui, quils le sont actuellement après nous qui avons vie, et qui existons, et son coeur palpitant.
Ensuite l'on procéda à le tirer hors de son tombeau, le corps nétant pas à la vérité flexible, mais ny manquant nulle partie, ni de chair, ni dos ; ensuite on lui perça le coeur avec une espèce de lance de fer rond et pointu : il en sortit une matière blanchâtre et fluide avec du sang, mais le sang dominant sur la matière, le tout nayant aucune mauvaise odeur ; ensuite de quoi on lui trancha la tête avec une hache semblable à celle dont se sert en Angleterre pour les exécutions : il en sortit aussi une matière et du sang semblable à celle que je viens de dépeindre, mais plus abondamment à proportion de ce qui sortit du coeur.
Au surplus on le rejeta dans sa fosse, avec force chaux vive pour le consommer plus promptement, et dès lors sa nièce qui avait été sucée deux fois se porta mieux. A lendroit où ces personnes sont sucées, il se forme une tache très bleuâtre ; lendroit du sucement nest pas déterminé, tantôt cest en un endroit, tantôt cest en un autre.
Un parent de ce même officier ma fait écrire le 17 octobre 1746, que son frère qui a servi pendant vingt ans en Hongrie, et qui a très curieusement examiné tout ce quon y dit des revenants, reconnaît que les peuples de ce pays sont plus crédules et plus superstitieux que les autres peuples, et quils attribuent les maladies qui leur arrivent à des sortilèges. Que dabord quils soupçonnent une personne morte de leur avoir anvoyé cette incommodité, ils la défèrent au magistrat qui sur la déposition de quelques témoins fait exhumer le mort ; on lui coupe la tête avec une bêche, et sil en sort quelque goutte de sang, ils en concluent que cest le sang quil a sucé à la personne malade. Mais celui qui mécrit paraît fort éloigné de croire ce que lon pense dans ce pays-là.

Mais on peut aussi tirer avantage de ces exemples et de ces raisonnements en faveur du vampirisme, en disant que les revenants de Hongrie, de Moravie, de Pologne, etc. ne sont pas réellement morts, quils vivent dans leurs tombeaux, quoique sans mouvement et sans respiration, le sang quon leur trouve beau et vermeil, la flexibilité de leurs membres, les cris quils poussent lorsquon leur perce le coeur, ou quon leur coupe la tête, prouvent quils vivent encore. Ce nest pas la principale difficulté qui marrête : cest de savoir comment ils sortent de leurs tombeaux, comment ils y rentrent, sans quil paraisse quils ont remué la terre et quils lont remise en son premier état ; comment ils paraissent revêtus de leurs habits, quils mangent. Si cela est, pourquoi retourner dans leurs tombeaux ? Que ne demeurent-ils parmi les vivants ? Pourquoi ne demeurent-ils parmi les vivants ? Pourquoi sucer le sang de leurs parents ? Pourquoi infester et fatiguer des personnes, qui doivent leur être chères, et qui ne les ont pas offensés ? Si tout cela nest quimagination de la part de ceux qui sont molestés, doù vient que ces vampires se trouvent dans leurs tombeaux sans corruption, pleins de sang, souples et maniables, quon leur trouve les pieds crottés le lendemain du jour quils ont couru et effrayé les gens du voisinage, et quon ne remarque rien de pareil dans les autres cadavres enterrés dans le même temps, dans le même cimetière ? Doù vient quils ne reviennent plus et ninfestent plus, quand on les a brûlés ou empalés ? Sera-ce encore limagination des vivants et leurs préjugés, qui les rassureront après ces exécutions faites ? Doù vient que ces scènes se renouvellent si souvent dans ces pays, et quon ne revient point de ces préjugés, et que lexpérience journalière au lieu de détruire ces préventions, ne fait que les argumenter et les fortifier ?
Cest une opinion fort répandue dans lAllemagne que certains morts mâchent dans leurs tombeaux et dévorent ce qui se trouve autour deux, quon les entend même manger comme des porcs avec un certain cri sourd et comme grondant et grunissant.
Un auteur allemand, nommé Michel Raufft, a composé un ouvrage intitulé De masticatione moruorum in tumulis (Des morts qui mâchent dans leurs tombeaux). Il suppose comme une chose prouvée et certaine quil y a certains morts qui ont dévorés les linges et tout ce qui était à portée de leurs bouches, et même, qui ont dévoré leur propre chair dans leurs tombeaux. Il remarque quen quelques endroits dAllemagne, pour empêcher les morts de mâcher, on leur met sous le menton, dans le cercueil une motte de terre, quailleurs on leur met dans la bouche une pièce dargent et une pierre, ailleurs on leur serre fortement la gorge avec un mouchoir.
Il aurait pu y ajouter le fait de Henry comte de Salm qui, ayant été cru mort, fut enterré tout vivant ; lon ouït pendant la nuit dans léglise de lAbbaye de Haute-Seille, où il était enterré de grands cris, et le lendemain, son tombeau ayant été ouvert, on le trouva renversé et le visage en bas, au lieu quil avait été enterré sur son dos, et le visage en haut. Il y a quelques années quà Bar-le-Duc un homme ayant été inhumé dans le cimetière, on ouït du bruit dans sa fosse, le lendemain on le déterra et on trouva quil sétait mangé les chairs des bras ; ce que nous avons appris de témoins occulaires. Cet homme avait bu de leau-de-vie avec excès et avait été enterré comme mort. Raufft parle dun femme de Bohême qui en 1345 avait mangé dans sa fosse la moitié de son linceul sépulcral ; du temps de Luther un homme mort et enterré et une femme, de même, se rongèrent les entrailles. Un autre mort en Moravie dévora les linges dune femme enterrée auprès de lui.
Mais l'exemple le plus remarquable quil cite est celui dun nommé Pierre Plogojowits, enterré depuis environ dix semaines, dans un village de Hongrie nommé Kissolova ; cet homme apparut la nuit à quelques-uns des habitants du village pendant leur sommeil, et leur serra tellement le gosier quen vingt-quatre heures ils en moururent : il périt ainsi neuf personnes tant vieilles que jeunes dans lespace de huit jours ; la veuve du même Plogojowits déclara que son mari depuis sa mort lui était venu demander ses souliers, ce qui leffraya tellement quelle quitta le lieu de Kissolova pour se retirer ailleurs.
Ces circonstances déterminèrent les habitants du village à tirer le corps de Plogowits et de le brûler, pour se délivrer de ses infestations. Ils sadressèrent à lofficier de lempereur, qui commandait dans le territoire de Gradisca en Hongrie, et au curé du même lieu, pour obtenir la permission dexhumer le corps de Pierre Plogojowits ; lofficier et le curé firent beaucoup de difficultés daccorder cette permission. Mais les paysans déclarèrent que si on leur refusait de déterrer le corps de cet homme, quils ne doutaient point que ce ne fut un vrai vampire (cest ainsi quils appellent les revenants ou redevives), ils seraient obligés dabandonner le village et de se retirer où ils pourraient.
Lofficier de lempereur qui a écrit cette relation, voyant quil ne pouvait les arrêter, ni par menaces, ni par promesses, se transporta avec le curé de Gradisca au village de Kissolova, et ayant fait exhumer Pierre Plogojowits, ils trouvèrent que son corps nexhalait aucune mauvaise odeur, quil était entier et comme vivant, à lexception du bout du nez qui paraissait un peu flétri et desséché ; que ses cheveux et sa barbe étaient drus, et quà la place de ses ongles, qui étaient tombès, il lui en était venu de nouveaux ; que sous sa première peau, qui paraissait comme morte et blanchâtre, il en paraissait une nouvelle, saine et de couleur naturelle, ses pieds et ses mains étaient aussi entiers quon les pouvait souhaiter dans un homme bien vivant. Ils remarquèrent aussi dans sa bouche du sang tout frais, que ce peuple croyait que ce vampire avait sucé aux hommes quil avait fait mourir.
L'officier de lempereur et le curé ayant diligemment examiné toutes ces choses, et le peuple qui était présent, en ayant conçu une nouvelle indignation, et sétant de plus en plus persuadé quil était la vraie cause de la mort de leurs compatriotes, accoururent aussitôt chercher un pieu bien pointu, quils lui enfoncèrent dans la poitrine, doù il sortit quantité de sang frais et vermeil, de même que par le nez, et par la bouche ; il rendit aussi quelque chose par la partie de son corps que la pudeur ne permet pas de nommer. Ensuite les paysans suivirent le corps sur un bûcher, et le réduisirent en cendres.

On a beaucoup raisonné sur ces événements. 1° Les uns les ont crus miraculeux. 2° Les autres les ont regardés comme de purs effets dune imagination vivement frappée, ou dune forte prévention. 3° Dautres ont cru quil ny avait en cela rien que de très naturel et de très simple ; ces personnes nétant pas mortes, et agissant naturellement sur les autres corps. 4° Dautres ont prétendu que cétait louvrage du démon ; même entre ceux-ci, quelques-uns ont avancé quil y avait certains démons béninx, différents des démons malfaisants et ennemis des hommes, à qui ils ont attribuè des opérations badines et indifférentes ; à la distinction des mauvais démons, qui inspirent aux hommes le crime et le péché, et qui leur causent une infinité de maux. 5° Dautres veulent que ce ne soit par les morts, qui mangent leurs chairs, ou leurs habits, mais ou des serpents, ou des rats, des taupes, des loups cerviers, ou dautres animaux voraces, ou même ce que les païens nommaient Striges, qui sont des oiseaux qui dévorent les animaux et les hommes, et en sucent le sang. Quelques-uns ont avancé que ces exemples se remarquaient dans les femmes, et surtout au temps de peste. Mais on a des exemples de revenants de tout sexe, et principalement des hommes ; quoique ceux qui sont morts de peste, de poison, de rage, divresse et de maladie épidémique, soient plus sujets à revenir ; apparemment parce que leur sang se coagule plus difficilement, et que quelquefois on en enterre qui ne sont pas bien morts, à cause du danger quil y a de les laisser longtemps sans sépulture, de peur de linfection quils causeraient.
On a ajouté que ces vampires ne sont, connus que dans certains pays, comme la Hongrie, la Moravie, la Silésie, où ces maladies sont plus communes, et où les peuples, étant mal nourris, sont sujets à certaines incommodités causées, ou occasionnées par le climat et la nourriture, et augmentées par le préjugé, limagination et la frayeur, capables de produire ou daccroître les maladies les plus dangereuses, comme lexpérience journalière ne le prouve que trop. Quant à ce que quelques-uns avancent, quon entend ces morts manger et mâcher commes des porcs dans leurs tombeaux, cela est manifestement fabuleux, et ne peut être fondé que sur des préventions ridicules.
Jai déjà proposé lobjection formée sur limpossibilité que ces vampires sortent de leurs tombeaux et y rentrent, sans quil y paraisse quils ont remué la terre en sortant, ou en rentrant ; on na jamais pu répondre à cette difficulté, et lon ny répondrai jamais. Dire que le démon subtilise et spiritualise les corps des vampires, cest une chose avancée sans preuve et sans vraisemblance.
La fluidité du sang, la couleur vermeille, la souplesse des membres des vampires en doit pas surprendre, non plus que les ongles et les cheveux qui leur croissent, et leur corps qui demeure sans corruption. On voit tous les jours des corps qui néprouvent point la corruption, et qui conservent une couleur vermeille après la mort. Cela ne doit pas paraître étranger dans ceux qui meurent sans maladie et de mort subite, ou de certaines maladies connues aux médecins, qui nôtent pas la fluidité du sang, ni la souplesse des membres.
A l'egard de laccroissement des cheveux et des ongles dans les corps qui ne sont point corrompus, la chose est toute naturelle. Il demeure dans ces corps une certaine circulation lente et imperceptible des humeurs, qui cause cet accroissement des ongles et des cheveux, de même que nous voyons tous les jours les oignons croître et pousser, quoique sans aucune nourriture, ni humidité tirée de terre. On en peut dire autant des fleurs, et en général de tout ce qui dépend de la végétation dans les animaux et dans les plantes.
La persuasion où sont les peuples de la Grèce, du retour des broucolaques, nest pas mieux fondée que celle des vampires et des revenants. Ce nest que lignorance, la prévention, la terreur des Grecs, qui ont donné naissance à cette vaine et ridicule créance, et qui l'ont entretenut jusquà aujourdhui.
Tout ce quon dit des personnes mortes, qui mâchent sous la terre dans leurs tombeaux, est si pitoyable et si puéril, quil ne mérite pas une réputation sérieuse.
Tout le monde convient quil narrive que trop souvent, quon enterre des personnes, qui ne sont pas bien mortes. On nen a que trop dexemples dans toutes les histoires anciennes et modernes. La thèse de M.Winflou, et les notes que M.Bruhier y a ajoutées, suffisent à prouver quil y a peu de signes certains dune véritable mort, hors la puanteur et la putréfaction dun corps au moins commencée. On a une infinité dexemples de personnes quon a crues mortes, et qui sont revenues, même après avoir été mises en terre. Il y a je ne sais combien de maladies, où le malade demeure longtemps sans paroles, sans mouvement, sans respiration sensible ; il y a des noyés quon a crus morts, et quon a fait revenir en les saignant et en les soulageant.
Tout cela est connu, et peut servir à expliquer comment on a pu tirer du tombeau quelques vampires, qui ont parlé, crié, hurlé, jeté du sang ; tout cela, parce quils nétaient pas encore morts. On les fait mourir en les décapitant, en leur perçant le coeur, en les brûlant, et en cela on eu très grand tort ; car le prétexte quon a pris de leur prétendu retour, pour inquiéter les vivants, les faire mourir, les maltraiter : cest ce qui na jamais été ni prouvé, ni constaté dune pareille inhumanité, ni à deshonorer, faire mourir ignominieusement, sur des accusations vagues, frivoles, non prouvées, des personnes certainement innocentes de la chose dont on les charge. Car rien nest plus mal fondé que ce quon dit des apparitions, des vexations, des troubles causés par les prétendus vampire et par les broucolaques. Je ne suis pas surpris que la Sorbonne ait condamné les exécutions sanglantes et violentes que lon exerce sur ces sortes de corps morts ; mais il est étonnant que les puissances séculières et les magistrats nemploient pas leur autorité et la sévérité des lois, pour les réprimer.
Dans tout cela, je ne vois que ténèbres et que difficultés, que je laisse à résoudre à des plus habiles et plus hardis que moi.