Chaque siècle, chaque nation, chaque
pays a ses préventions, ses maladies, ses modes, ses penchants, qui
le caractérisent et qui passent et se succèdent les uns aux
autres, et souvent ce qui a paru admirable en un temps, devient pitoyable
et ridicule dans un autre. On a vu des siècles où tout était
tourné à certaines dévotions, certain genre d'études,
certains exercices. On sait que pendant plus d'un siècle le goût
dominant de l'Europe était le voyage de Jérusalem. Les rois,
les princes, les seigneurs, les évêques, les ecclésiastiques,
les religieux tous y couraient en foule. Les pèlerinages de Rome
ont été autrefois très fréquents et très
fameux. Tout cela est tombé. On a vu des provinces inondées
de flagellants, et il n'en est demeuré des restes que dans les confréries
de pénitents, qui subsistent en plusieurs endroits.
Nous avons vu dans ces pays-ci, des sauteurs et des danseurs, qui à
chaque instant sautaient et dansaient dans les rues, dans les places et
jusque dans les églises. Les convulsionnaires de nos jours semblent
les avoir fait revivre. La prostérité s'en étonnera
comme nous nous en raillons aujourdhui. Sur la fin du siècle seizième
et au commencement du dix-septième, on en parlait en Lorraine que
de sorciers et de sorcières. Il n'en est plus question depuis longtemps.
Lorsque la philosophie de M. Descartes parut, quelle vogue n'eut-elle pas
! On m'éprisa l'ancienne philosophie, on ne parla plus que d'expériences
physiques, de nouveaux systèmes, de nouvelles découvertes.
M. Newton vient de paraître, tous les esprits sont tournés
de son côté. Le système de M. Law, les billets de banque,
les fureurs de la rue de Quincampoix, quels mouvements n'ont-ils pas causés
dans le royaume ? C'était une espèce de convulsion qui sétait
emparée des Français.
Dans ce siècle, une nouvelle scène soffre à nos yeux
depuis environ soixante ans dans la Hongrie, la Moravie, la Silésie,
la Pologne ; on voit, dit-on, des hommes morts depuis plusieurs années,
ou du moins depuis plusieurs mois, revenir, parler, marcher, infester les
villages, maltraiter les hommes et les animaux, sucer le sang de leurs proches
, les rendre malades et enfin leur causer la mort ; en sorte qu'on ne peut
se délivrer de leurs dangereuses visites et de leurs infestations,
qu'en les exhumant, les empalant, leur coupant la tête, leur arrachants
le nom d'oupires, ou vampires, et l'on en raconte des particularités
si singulières, si détaillées, et revêtues de
circonstances si probables, et d'informations si juridiques, qu'on ne peut
presque pas se refuser à la croyance qu'on a dans ces pays, que ces
revenants paraissent réellement sortir de leurs tombeaux, et produire
les effets qu'on en publie.
Les revenants de Hongrie, ou les vampires, sont des hommes morts depuis
un temps considérables, quelquefois plus quelquefois moins long,
qui sortent de leurs tombeaux, et viennent inquièter les vivants,
leur sucent le sang, leur apparaissent, font le tintamarre à leur
porte et dans leur maison et enfin leur causent souvent la mort.
On a proposé plusieurs systèmes pour expliquer le retour et
ces apparitions des vampires. Quelques-uns les ont niés et rejetés
comme chimériques, et comme un effet de la prévention et de
l'ignorance du peuple de ce pays, où l'on dit qu'ils reviennent.
D'autres ont cru que ces gens n'étaient pas réellement morts,
mais qu'ils avaient été enterrés tout vivants et qu'ils
revenaient d'eux-mêmes naturellement et sortaient de leur tombeau.
D'autres croient que ces gens sont réellement morts ; mais que Dieu
par une permission ou un commandement particulier leur permet ou leur ordonne
de revenir et de reprendre pour un temps leur propre corps, car, quand on
les tire de terre, on trouve leurs corps entier, leur sang vermeil et fluide,
et leurs membres souples et maniables.
D'autres soutiennent que c'est le démon, qui fait paraître
ces revenants, et qui fait par leur moyen tout le mal quils causent aux
hommes et aux animaux.
J'ai appris de feu M. de Vassimont, conseiller de la Chambre des Comptes
de Bar, qu'ayant été envoyé en Moravie par feu S.A.R
Léopold Duc de Lorraine pour les affaires de Monseigneur le Prince
Charles son frère, évêque d'Olmutz et d'Osnabruch, fut
informé par le bruit public, qu'il était assez ordinaire en
ce pays-là de voir les hommes décédés quelques
temps auparavant, se présenter dans les compagnies et se mettre à
table avec les personnes de leur connaissance sans rien dire, mais faisant
un signe de tête à quelqu'un des assistants, lequel mourrait
infailliblement quelques jours après. Ce fait lui fut confirmé
par plusieurs personnes, et entre autres par un ancien curé qui disait
avoir vu plus d'un exemple.
Les évêques et les prêtres du pays consultèrent
Rome sur un fait si extraordinaire, mais on ne leur fit point de réponse,
parce qu'on y regardait apparemment tout cela comme pures visions, ou des
imaginations populaires. On s'avisa ensuite, ou des imaginations populaires.
On s'avisea ensuite de déterrer les corps de ceux qui revenaient
ainsi, de les brûler, ou de les consumer en quelques autres manières.
Ainsi l'on s'est délivré de l'importunité de ces spectres,
qui sont aujourd'hui beaucoup moins fréquents qu'auparavant dans
ce pays. Cest ce que disait ce bon prêtre.
Ces apparitions ont donné occasion à un petit ouvrage intitulé
: Magia Posthuma, composé par Charles Ferdinand de Schertz, imprimé
à Olmutz en 1706, dédié au Prince Charles de Lorraine,
éveque d'Olmutz et d'Osnabruch. L'auteur raconte qu'en un certain
village une femme étant venue à mourir, munie de tous ses
sacrements, fut enterrée dans le cimetière à la manière
ordinaire. Quatre jours après son décès, les habitants
du village ouïrent un grand bruit et un tumulte extraordinaire, et
virent un spectre qui paraissait tantôt sous la forme d'un chien,
tantôt sous celle d'un homme, non à une personne, mais à
plusieurs, et leur causait de grandes douleurs, leur serrant la gorge, et
leur comprimant l'estomac jusqu'à les suffoquer : il leur brisait
presque tout le corps, et les réduisait à une faiblesse extrême,
en sorte qu'on les voyait pâles, maigres, et exténués.
Le spectre attaquait même les animaux, et l'on a trouvé des
vaches abattues et demi-mortes ; quelquefois il les attachait l'une à
l'autre par la queue. On voyait les chevaux comme accablés de fatigue,
tout en sueur, surtout sur le dos, échauffés, hors d'haleine,
et écumants comme après une longue et pénible course.
Ces calamités durèrent plusieurs mois.
L'auteur que jai nommé examine la chose en jurisconsulte, et raisonne
beaucoup sur le fait et sur le droit. Il rapporte plusieurs exemples de
pareilles apparitions, et des maux qui s'en sont ensuivis. Comme d'un pâtre
du village de Blow près de la ville de Kadam en Bohême, qui
parut pendant quelque temps, et qui appelait certaines personnes, lesquelles
ne manquaient pas de mourir dans la huitaine. Les paysans de Blow déterrèrent
le corps de ce pâtre, et le fichèrent en terre avec un pieu,
qu'ils lui passèrent à travers le corps.
Cet homme en cet état se moquait de ceux qui lui faisait souffrir
ce traitement, et leur disait qu'ils avaient bonne grâce de lui donner
ainsi un bâton pour se défendre contre les chiens. La même
nuit il se releva et effraya par sa présence plusieurs personnes,
et en suffoqua plus qu'il n'avait fait jusqu'alors. On le livra ensuite
au bourreau, qui le mit sur une charrette pour le transport hors du village
et l'y brûler. Ce cadavre hurlait comme un furieux, et remuait les
pieds et les mains comme un vivant, et lorsqu'on le perça de nouveau
avec des pieux, il jeta de très grands cris, et rendit du sang très
vermeil et en grande quantité. Enfin on le brûla, et cette
exécution mit fin aux apparitions, et aux infestations de ce spectre.
On en a usé de même dans les autres endroits, où l'on
a vu de semblables revenants, et quand on les a tirés de terre ils
ont paru vermeils, les membres souples et maniables, sans vers et sans pourriture,
mais non sans une très grande puanteur. L'auteur cite divers autres
écrivains, qui attestent ce qu'il dit de ces spectres, qui paraissent
encore, dit-il, assez souvent dans les montagnes de Silésie et de
Moravie. On les voit et de nuit et de jour, on aperçoit les choses
qui leur ont appartenu se remuer et changer de place, sans qu'il y ait personne
visible qui les touche. Le seul remède contre ces apparitions, est
ce couper la tête, et de brûler le corps de ceux qui reviennent.
Toutefois on n'y procède pas sans forme de justice ; on cite et on
entend les témoins ; on examine les raison, on considère les
corps exhumés, pour voir si lon y trouve les marques ordinaires,
qui font conjecturer que ce sont eux qui molestent les vivants, comme la
mobilité, la souplesse dans les membres, la fluidité dans
le sang, l'incorruption dans les chairs. Si ces marques se rencontrent,
on les livre au bourreau qui les brûle. Il arrive quelquefois que
les spectres paraissent encore pendant trois ou quatre jours après
l'exécution. Quelquefois on diffère d'enterrer pendant six
ou sept semaines les corps de certaines personnes suspectes. Lorsquelles
ne pourrissent point, et que leurs membres demeurent souples et maniables,
comme s'ils étaient vivants, alors on les brûle. On assure
comme certain que les habits de ces personnes se meuvent, sans qu'aucune
personne vivante les touche, et l'on a vu depuis peu à Olmutz, continue
toujours notre auteur, un spectre qui jetait des pierres, et causait de
grands troubles aux habitants.
Il y a environ quinze ans qu'un soldat étant en garnison chez un
paysan haidamaque à la frontière de la Hongrie, vit entrer
dans la maison, comme il était à table auprès du maître
de la maison de son hôte, un inconnu qui se mit aussi à table
avec eux. Le maître du logis en fut étrangement effrayé,
de même que le reste de la compagnie. Le soldat ne savait quen juger,
ignorant de quoi il était question. Mais le maître de la maison
étant mort dès le lendemain, le soldat simforma de ce que
cétait. On lui dit que cétait le père de son hôte,
mort et enterré depuis plus de dix ans, qui sétait ainsi venu
sasseoir auprès de lui, et lui avait annoncé et causé
la mort.
Le soldat en imforma d'abord le régiment, et le régiment en
donna avis aux officiers généraux, qui donnèrent commission
au comte de Cabreras, capitaine du régiment d'Alandetti Infanterie,
de faire information de ce fait. S'étant transporté sur les
lieux avec d'autres officiers, un chirurgien et un auditeur, ils ouïrent
les dépositions de tous les gens de la maison, qui attestèrent
d'une manière uniforme, que le revenant était père
de lhôte du logis, et que tout ce que le soldat avait dit et rapporté,
était dans lexacte vérité. Ce qui fut aussi par tous
les habitants du village.
En conséquence on fit tirer de terre le corps de ce spectre, et
on le trouva comme un homme qui vient dexpirer, et son sang comme dun homme
vivant. Le comte de Cabreras lui fit couper la tête, puis remettre
dans son tombeau. Il fit encore information dautres pareils revenants, entre
autres dun homme mort depuis plus de trente ans, qui était revenu
par trois fois dans sa maison à lheure du repas, avait sucé
le sang au cou la première fois à son propre frère,
la seconde à un de ses fils, et la troisième à un valet
de la maison, et tous les trois en moururent sur-le-champ.
Sur cette déposition le commissaire fit tirer de terre cet homme,
et le trouvant comme le premier ayant le sang fluide, comme laurait un homme
en vie, il ordonna quon lui passât un grand clou dans la tempe, et
ensuite quon le remît dans le tombeau. Il en fit brûler un troisième,
qui était enterré depuis plus de seize ans, et avait sucé
le sang, et causé la mort de deux de ses fils. Le commissaire ayant
fait son rapport aux officiers généraux, on députa
à la Cour de lEmpereur, qui ordonna quon envoyât des officiers
de guerre, de justice, des médecins et des chirurgiens, et quelques
savants pour examiner les causes de ces événements si extraodinaires.
Au commencement de septembre mourut dans le village de Kisilova, à
trois lieues de Gradisch, un vieillard âgé de soixante-deux
ans ; et trois jours après avoir été enterré,
il apparut la nuit à son fils, et lui demanda à manger. Celui-ci
en ayant servi, il mangea, et disparut. Le lendemain, le fils raconta à
ses voisins ce qui était arrivé. Cette nuit le père
ne parut pas ; mais la nuit suivante il se fit voir, et demanda à
manger ; on ne sait pas si son fils lui en donna ou nom, mais on trouva
le lendemain celui-ci mort dans son lit ; le même jour, cinq ou six
personnes tombèrent subitement malades dans le Village et moururent
lune après lautre peu de jours après. LOfficier ou Bailli
du lieu informé de ce qui était arrivé, un envoya une
relation au Tribunal de Belgrade, qui fit venir dans ce village deux de
ses officiers avec un bourreau pour examiner cette affaire. LOfficier impérial
dont on tient cette relation, sy rendit de Gradisch, pour être témoin
dun fait dont il avait si souvent ouï parler. On ouvrit tous les tombeaux
de ceux qui étaient morts depuis six semaines : quand on vint à
celui du vieillard, on le trouva les yeux ouverts, dune couleur vermeille,
ayant une respiration naturelle, cependant immobile et mort. Doù
lon conclut quil était un signalé vampire. Le bourreau lui
enfonça un pieu dans le coeur. On fit un bûcher, et lon réduisit
en cendres le cadavre. On ne trouva aucune marque du vampirisme ni dans
le cadavre du fils, ni dans celui des autres.
Il y a environ cinq ans, quun certain heiduque habitant de Medreïga,
nommé Arnold Paul, fut écrasé par la chute dun chariot
de foin. Trente jours après sa mort, quatre personnes moururent subitement,
et de la manière que meurent, suivant la tradition du pays, ceux
qui sont molestés de vampires. On se ressouvint alors que cet Arnold
Paul avait souvent raconté quaux environs de Cassova, et sur les
frontières de la Serbie turque, il avait été tourmenté
par un vampire turc ; car il croit aussi que ceux qui ont été
vampires passifs pendant leur vie, deviennent actifs après leur mort,
cest-à-dire, que ceux qui sont sucés, sucent aussi à
leur tour ; mais quil avait trouvé moyen de se guérir en mangeant
de la terre de sépulture du vampire, et en se frottant de son sang
: précaution qui ne lempêcha pas cependant de le devenir après
sa mort, puisquil fut exhumé quarante jours après son enterrement,
et quon trouva sur son cadavre toutes les marques dun archivampire. Son
corps était vermeil : ses cheveux, ses ongles, sa barbe, sétaient
renouvelés, et ses veines étaient toutes remplies dun sang
fluide, et coulant de toutes les parties de son corps sur le linceul dont
il était environné. Le Hadnagy ou le Bailli du lieu, en présence
de qui se fit lexhumation, et qui était un homme expert dans le vampirisme,
fit enfoncer, selon la coutume, dans le coeur du défunt Arnold Paul,
un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part, ce qui
lui fit, dit-on, jeter un cri effroyable comme sil était en vie.
Cette expédition faite, on lui coupa la tête et lon brûla
le tout. Après quoi on fit la même expédition sur les
cadavres de ces quatre autres personnes mortes de vampirisme, crainte quils
nen fissent mourir dautres à leur tour. Toutes ces expéditions
nont cependant pu empêcher, que vers la fin de lannée dernière,
cest-à-dire, au bout de cinq ans, ces funestes prodiges naient recommencé,
et que plusieurs habitants du même village ne soient péris
malheureusement. Dans lespace de trois mois, dix-sept personnes de différent
sexe et de différent âge sont mortes de vampirisme : quelques-unes
sans être malade, et dautres après deux ou trois jours de langueur.
On rapporte entre autre quune nommée Stanoska, fille du heiduque
Jotuitzo, qui sétait couchée en parfaite santé, se
réveilla au milieu de la nuit, toute tremblante, en faisant des cris
affreux, et disant que le fils du heiduque Millo, mort depuis neuf semaines,
avait manqué de létrangler pendant son sommeil. Dès
le moment, elle ne fit plus que languir, et au bout de trois jours elle
mourut, ce que cette fille avait du fils de Millo le fit dabord reconnaître
pour un vampire, on lexhuma, et on le trouva tel. Les principaux du lieu,
les médecins, les chirurgiens, examinèrent comment le vampirisme
avait pu renaître, après les précautions quon avait
prises, quelques années auparavant.
On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le
défunt Arnold Paul avait tué non seulement les quatre personnes
dont nous avons parlé, mais aussi plusieurs bestiaux, sont les nouveaux
vampires avaient mangé, et entre autres le fils de Millo. Sur ces
indices, on prit la résolution de déterrer tous ceux qui étaient
morts depuis un certain temps. Parmi une quarantaine on en trouva dix-sept
avec tous les signes plus évidents de vampirisme, aussi leur-a-t-on
transpercé le coeur et coupé la tête ; et ensuite on
les a brûlés et jeté leurs cendres dans la rivière.
Toutes les informations et exécutions dont nous venons de parler,
ont été faites juridiquement en bonnes formes et attestées
par plusieurs officiers, qui dont en garnison dans le pays, par les chirurgiens
majors des régiments et par les principaux habitants du lieu. Le
procès-verbal en a été envoyé vers la fin du
janvier dernier, au Conseil de guerre impérial à Vienne, qui
avait établi une commission militaire, pour examiner la vérité
de tous ces faits.
Les mémoires plublics des années 1693 et 1694 parlent des
oupires ou vampires ou revenants, qui se voient en Pologne et surtout en
Russie. Ils paraissent depuis midi jusquà minuit et viennent sucer
le sang des hommes ou des animaux vivants en si grande abondance, que quelquefois
il leur sort par la bouche ; par le nez et principalement par les oreilles
; et que le cadavre nage dans son sang répandu dans son cercueil.
On dit quil a une espèce de faim, qui lui fait manger le linge quil
trouve autour de lui. Ce redivive ou oupire sorti de son tombeau, ou en
démon sous sa figure, va la nuit embrasser et serrer violemment ses
proches ou ses amis et leur suce le sang, jusquà les affaiblir, les
exténuer et leur causer enfin la mort. Cette persécution ne
sarrête pas à une seule personne de la famille à moins
quon nen interrompe le cours en coupant la tête ou en ouvrant le coeur
du revenant, dont on trouve le cadavre dans son cercueil, mou, flexible,
enflé et rubicond, quoiquil soit mort depuis longtemps. Il sort de
leur corps une grande quantité de sang, que quelques-uns mêlent
avec la farine pour faire du pain ; et ce pain mangé à lordinaire
les garantit de la vexation de lesprit qui ne revient plus.
Voici une lettre qui a été écrite à un de mes
amis au sujet des revenants de Hongrie :
Pour satisfaire aux demandes de monsieur lAbbé Dom Calmet concernant
les vampires, le soussigné à lhonneur de lassurer, quil nest
rien de plus vrai et de si certain, que ce quil en aura sans doute lu dans
les actes publics et imprimés, qui ont été insérés
dans les gazettes par toute lEurope ; mais à tous ces actes publics
qui ont paru, monsieur lAbbé doit sattacher pour un fait véridique
et notoire à celui de la députation de Belgrade ordonnée
par le feu S.M.Imp. Charles VI, de glorieuse mémoire, et exécutée
par feu son Altesse Sérénissime le Duc Charles Alexandre de
Wurtemberg, pour lors vice-roi, ou gouverneur du royaume de Serbie ; mais
je ne puis pour le présent citer lannée, ni le mois, ni le
jour, faute de mes papiers, que je nai point présentement près
de moi.
Le prince fit partir une députation de Belgrade moitié dofficiers
militaires, et moitié du civil, avec lauditeur général
du royaume, pour se transporter dans un village, où un fameux vampire
décédé depuis plusieurs années faisait un ravage
excessif parmi les siens : car notez que ce nest que dans leur familles
et parmi leur propre parenté que les suceurs de sang se plaisent
à détruire notre espèce. Cette députation fut
composée de gens et de sujets reconnus par leurs moeurs, et même
par leur savoir, irréprochables et même savants parmi les deux
ordres : ils furent sermentés, et accompagnés dun lieutenant
des grenadiers du régiment du Prince Alexandre de Wurtemberg, et
de vingt-quatre grenadiers dudit régiment.
Tout ce quil y eut dhonnêtes gens, le duc lui-même, qui se trouvèrent
à Belgrade, se joignirent à cette députation, pour
être spectateurs occulaires de la preuve véridique quon allait
faire.
Arrivé sur les lieux, lon trouva que dans lespace de quinze jours
le vampire, oncle de cinq neveux et nièces, en avait déjà
expédié trois en un de ses propres frères. Il en était
au cinquième, belle jeune fille sa nièce, et lavait déjà
sucée deux fois, lorsque lon mit fin à cette triste tragédie
par les opérations suivantes.
On se rendit avec les commissaires députés pas loin de Belgrade,
dans un village, et cela en public, à lentrée de la nuit,
à sa sépulture. Ce monsieur na pu me dire les circonstances
du temps auquel les précédents morts avaient été
sucés, ni les particularités à ce sujet. La personne
après avoir été sucée, se trouva dans un état
pitoyable de langeur, de faiblesse, de lassitude, tant le tourment est violent.
Il y avait environ trois ans quil était enterré : lon vit
sur son tombeau une lueur semblable à celle dune lampe, mais moins
vive.
On fit louverture du tombeau, et lon y trouva un homme aussi entier et paraissant
aussi sain quaucun de nous assistants ; les cheveux, et les poils de son
corps, les ongles, les dents et les yeux (ceux-ci demi-fermés) aussi
fermement attachès après lui, quils le sont actuellement après
nous qui avons vie, et qui existons, et son coeur palpitant.
Ensuite l'on procéda à le tirer hors de son tombeau, le corps
nétant pas à la vérité flexible, mais ny manquant
nulle partie, ni de chair, ni dos ; ensuite on lui perça le coeur
avec une espèce de lance de fer rond et pointu : il en sortit une
matière blanchâtre et fluide avec du sang, mais le sang dominant
sur la matière, le tout nayant aucune mauvaise odeur ; ensuite de
quoi on lui trancha la tête avec une hache semblable à celle
dont se sert en Angleterre pour les exécutions : il en sortit aussi
une matière et du sang semblable à celle que je viens de dépeindre,
mais plus abondamment à proportion de ce qui sortit du coeur.
Au surplus on le rejeta dans sa fosse, avec force chaux vive pour le consommer
plus promptement, et dès lors sa nièce qui avait été
sucée deux fois se porta mieux. A lendroit où ces personnes
sont sucées, il se forme une tache très bleuâtre ; lendroit
du sucement nest pas déterminé, tantôt cest en un endroit,
tantôt cest en un autre.
Un parent de ce même officier ma fait écrire le 17 octobre
1746, que son frère qui a servi pendant vingt ans en Hongrie, et
qui a très curieusement examiné tout ce quon y dit des revenants,
reconnaît que les peuples de ce pays sont plus crédules et
plus superstitieux que les autres peuples, et quils attribuent les maladies
qui leur arrivent à des sortilèges. Que dabord quils soupçonnent
une personne morte de leur avoir anvoyé cette incommodité,
ils la défèrent au magistrat qui sur la déposition
de quelques témoins fait exhumer le mort ; on lui coupe la tête
avec une bêche, et sil en sort quelque goutte de sang, ils en concluent
que cest le sang quil a sucé à la personne malade. Mais celui
qui mécrit paraît fort éloigné de croire ce que
lon pense dans ce pays-là.
Mais on peut aussi tirer avantage de ces exemples et de ces raisonnements
en faveur du vampirisme, en disant que les revenants de Hongrie, de Moravie,
de Pologne, etc. ne sont pas réellement morts, quils vivent dans
leurs tombeaux, quoique sans mouvement et sans respiration, le sang quon
leur trouve beau et vermeil, la flexibilité de leurs membres, les
cris quils poussent lorsquon leur perce le coeur, ou quon leur coupe la
tête, prouvent quils vivent encore. Ce nest pas la principale difficulté
qui marrête : cest de savoir comment ils sortent de leurs tombeaux,
comment ils y rentrent, sans quil paraisse quils ont remué la terre
et quils lont remise en son premier état ; comment ils paraissent
revêtus de leurs habits, quils mangent. Si cela est, pourquoi retourner
dans leurs tombeaux ? Que ne demeurent-ils parmi les vivants ? Pourquoi
ne demeurent-ils parmi les vivants ? Pourquoi sucer le sang de leurs parents
? Pourquoi infester et fatiguer des personnes, qui doivent leur être
chères, et qui ne les ont pas offensés ? Si tout cela nest
quimagination de la part de ceux qui sont molestés, doù vient
que ces vampires se trouvent dans leurs tombeaux sans corruption, pleins
de sang, souples et maniables, quon leur trouve les pieds crottés
le lendemain du jour quils ont couru et effrayé les gens du voisinage,
et quon ne remarque rien de pareil dans les autres cadavres enterrés
dans le même temps, dans le même cimetière ? Doù
vient quils ne reviennent plus et ninfestent plus, quand on les a brûlés
ou empalés ? Sera-ce encore limagination des vivants et leurs préjugés,
qui les rassureront après ces exécutions faites ? Doù
vient que ces scènes se renouvellent si souvent dans ces pays, et
quon ne revient point de ces préjugés, et que lexpérience
journalière au lieu de détruire ces préventions, ne
fait que les argumenter et les fortifier ?
Cest une opinion fort répandue dans lAllemagne que certains morts
mâchent dans leurs tombeaux et dévorent ce qui se trouve autour
deux, quon les entend même manger comme des porcs avec un certain
cri sourd et comme grondant et grunissant.
Un auteur allemand, nommé Michel Raufft, a composé un ouvrage
intitulé De masticatione moruorum in tumulis (Des morts qui mâchent
dans leurs tombeaux). Il suppose comme une chose prouvée et certaine
quil y a certains morts qui ont dévorés les linges et tout
ce qui était à portée de leurs bouches, et même,
qui ont dévoré leur propre chair dans leurs tombeaux. Il remarque
quen quelques endroits dAllemagne, pour empêcher les morts de mâcher,
on leur met sous le menton, dans le cercueil une motte de terre, quailleurs
on leur met dans la bouche une pièce dargent et une pierre, ailleurs
on leur serre fortement la gorge avec un mouchoir.
Il aurait pu y ajouter le fait de Henry comte de Salm qui, ayant été
cru mort, fut enterré tout vivant ; lon ouït pendant la nuit
dans léglise de lAbbaye de Haute-Seille, où il était
enterré de grands cris, et le lendemain, son tombeau ayant été
ouvert, on le trouva renversé et le visage en bas, au lieu quil avait
été enterré sur son dos, et le visage en haut. Il y
a quelques années quà Bar-le-Duc un homme ayant été
inhumé dans le cimetière, on ouït du bruit dans sa fosse,
le lendemain on le déterra et on trouva quil sétait mangé
les chairs des bras ; ce que nous avons appris de témoins occulaires.
Cet homme avait bu de leau-de-vie avec excès et avait été
enterré comme mort. Raufft parle dun femme de Bohême qui en
1345 avait mangé dans sa fosse la moitié de son linceul sépulcral
; du temps de Luther un homme mort et enterré et une femme, de même,
se rongèrent les entrailles. Un autre mort en Moravie dévora
les linges dune femme enterrée auprès de lui.
Mais l'exemple le plus remarquable quil cite est celui dun nommé
Pierre Plogojowits, enterré depuis environ dix semaines, dans un
village de Hongrie nommé Kissolova ; cet homme apparut la nuit à
quelques-uns des habitants du village pendant leur sommeil, et leur serra
tellement le gosier quen vingt-quatre heures ils en moururent : il périt
ainsi neuf personnes tant vieilles que jeunes dans lespace de huit jours
; la veuve du même Plogojowits déclara que son mari depuis
sa mort lui était venu demander ses souliers, ce qui leffraya tellement
quelle quitta le lieu de Kissolova pour se retirer ailleurs.
Ces circonstances déterminèrent les habitants du village à
tirer le corps de Plogowits et de le brûler, pour se délivrer
de ses infestations. Ils sadressèrent à lofficier de lempereur,
qui commandait dans le territoire de Gradisca en Hongrie, et au curé
du même lieu, pour obtenir la permission dexhumer le corps de Pierre
Plogojowits ; lofficier et le curé firent beaucoup de difficultés
daccorder cette permission. Mais les paysans déclarèrent que
si on leur refusait de déterrer le corps de cet homme, quils ne doutaient
point que ce ne fut un vrai vampire (cest ainsi quils appellent les revenants
ou redevives), ils seraient obligés dabandonner le village et de
se retirer où ils pourraient.
Lofficier de lempereur qui a écrit cette relation, voyant quil ne
pouvait les arrêter, ni par menaces, ni par promesses, se transporta
avec le curé de Gradisca au village de Kissolova, et ayant fait exhumer
Pierre Plogojowits, ils trouvèrent que son corps nexhalait aucune
mauvaise odeur, quil était entier et comme vivant, à lexception
du bout du nez qui paraissait un peu flétri et desséché
; que ses cheveux et sa barbe étaient drus, et quà la place
de ses ongles, qui étaient tombès, il lui en était
venu de nouveaux ; que sous sa première peau, qui paraissait comme
morte et blanchâtre, il en paraissait une nouvelle, saine et de couleur
naturelle, ses pieds et ses mains étaient aussi entiers quon les
pouvait souhaiter dans un homme bien vivant. Ils remarquèrent aussi
dans sa bouche du sang tout frais, que ce peuple croyait que ce vampire
avait sucé aux hommes quil avait fait mourir.
L'officier de lempereur et le curé ayant diligemment examiné
toutes ces choses, et le peuple qui était présent, en ayant
conçu une nouvelle indignation, et sétant de plus en plus
persuadé quil était la vraie cause de la mort de leurs compatriotes,
accoururent aussitôt chercher un pieu bien pointu, quils lui enfoncèrent
dans la poitrine, doù il sortit quantité de sang frais et
vermeil, de même que par le nez, et par la bouche ; il rendit aussi
quelque chose par la partie de son corps que la pudeur ne permet pas de
nommer. Ensuite les paysans suivirent le corps sur un bûcher, et le
réduisirent en cendres.
On a beaucoup raisonné sur ces événements. 1°
Les uns les ont crus miraculeux. 2° Les autres les ont regardés
comme de purs effets dune imagination vivement frappée, ou dune forte
prévention. 3° Dautres ont cru quil ny avait en cela rien que
de très naturel et de très simple ; ces personnes nétant
pas mortes, et agissant naturellement sur les autres corps. 4° Dautres
ont prétendu que cétait louvrage du démon ; même
entre ceux-ci, quelques-uns ont avancé quil y avait certains démons
béninx, différents des démons malfaisants et ennemis
des hommes, à qui ils ont attribuè des opérations badines
et indifférentes ; à la distinction des mauvais démons,
qui inspirent aux hommes le crime et le péché, et qui leur
causent une infinité de maux. 5° Dautres veulent que ce ne soit
par les morts, qui mangent leurs chairs, ou leurs habits, mais ou des serpents,
ou des rats, des taupes, des loups cerviers, ou dautres animaux voraces,
ou même ce que les païens nommaient Striges, qui sont des oiseaux
qui dévorent les animaux et les hommes, et en sucent le sang. Quelques-uns
ont avancé que ces exemples se remarquaient dans les femmes, et surtout
au temps de peste. Mais on a des exemples de revenants de tout sexe, et
principalement des hommes ; quoique ceux qui sont morts de peste, de poison,
de rage, divresse et de maladie épidémique, soient plus sujets
à revenir ; apparemment parce que leur sang se coagule plus difficilement,
et que quelquefois on en enterre qui ne sont pas bien morts, à cause
du danger quil y a de les laisser longtemps sans sépulture, de peur
de linfection quils causeraient.
On a ajouté que ces vampires ne sont, connus que dans certains pays,
comme la Hongrie, la Moravie, la Silésie, où ces maladies
sont plus communes, et où les peuples, étant mal nourris,
sont sujets à certaines incommodités causées, ou occasionnées
par le climat et la nourriture, et augmentées par le préjugé,
limagination et la frayeur, capables de produire ou daccroître les
maladies les plus dangereuses, comme lexpérience journalière
ne le prouve que trop. Quant à ce que quelques-uns avancent, quon
entend ces morts manger et mâcher commes des porcs dans leurs tombeaux,
cela est manifestement fabuleux, et ne peut être fondé que
sur des préventions ridicules.
Jai déjà proposé lobjection formée sur limpossibilité
que ces vampires sortent de leurs tombeaux et y rentrent, sans quil y paraisse
quils ont remué la terre en sortant, ou en rentrant ; on na jamais
pu répondre à cette difficulté, et lon ny répondrai
jamais. Dire que le démon subtilise et spiritualise les corps des
vampires, cest une chose avancée sans preuve et sans vraisemblance.
La fluidité du sang, la couleur vermeille, la souplesse des membres
des vampires en doit pas surprendre, non plus que les ongles et les cheveux
qui leur croissent, et leur corps qui demeure sans corruption. On voit tous
les jours des corps qui néprouvent point la corruption, et qui conservent
une couleur vermeille après la mort. Cela ne doit pas paraître
étranger dans ceux qui meurent sans maladie et de mort subite, ou
de certaines maladies connues aux médecins, qui nôtent pas
la fluidité du sang, ni la souplesse des membres.
A l'egard de laccroissement des cheveux et des ongles dans les corps qui
ne sont point corrompus, la chose est toute naturelle. Il demeure dans ces
corps une certaine circulation lente et imperceptible des humeurs, qui cause
cet accroissement des ongles et des cheveux, de même que nous voyons
tous les jours les oignons croître et pousser, quoique sans aucune
nourriture, ni humidité tirée de terre. On en peut dire autant
des fleurs, et en général de tout ce qui dépend de
la végétation dans les animaux et dans les plantes.
La persuasion où sont les peuples de la Grèce, du retour des
broucolaques, nest pas mieux fondée que celle des vampires et des
revenants. Ce nest que lignorance, la prévention, la terreur des
Grecs, qui ont donné naissance à cette vaine et ridicule créance,
et qui l'ont entretenut jusquà aujourdhui.
Tout ce quon dit des personnes mortes, qui mâchent sous la terre dans
leurs tombeaux, est si pitoyable et si puéril, quil ne mérite
pas une réputation sérieuse.
Tout le monde convient quil narrive que trop souvent, quon enterre des personnes,
qui ne sont pas bien mortes. On nen a que trop dexemples dans toutes les
histoires anciennes et modernes. La thèse de M.Winflou, et les notes
que M.Bruhier y a ajoutées, suffisent à prouver quil y a peu
de signes certains dune véritable mort, hors la puanteur et la putréfaction
dun corps au moins commencée. On a une infinité dexemples
de personnes quon a crues mortes, et qui sont revenues, même après
avoir été mises en terre. Il y a je ne sais combien de maladies,
où le malade demeure longtemps sans paroles, sans mouvement, sans
respiration sensible ; il y a des noyés quon a crus morts, et quon
a fait revenir en les saignant et en les soulageant.
Tout cela est connu, et peut servir à expliquer comment on a pu tirer
du tombeau quelques vampires, qui ont parlé, crié, hurlé,
jeté du sang ; tout cela, parce quils nétaient pas encore
morts. On les fait mourir en les décapitant, en leur perçant
le coeur, en les brûlant, et en cela on eu très grand tort
; car le prétexte quon a pris de leur prétendu retour, pour
inquiéter les vivants, les faire mourir, les maltraiter : cest ce
qui na jamais été ni prouvé, ni constaté dune
pareille inhumanité, ni à deshonorer, faire mourir ignominieusement,
sur des accusations vagues, frivoles, non prouvées, des personnes
certainement innocentes de la chose dont on les charge. Car rien nest plus
mal fondé que ce quon dit des apparitions, des vexations, des troubles
causés par les prétendus vampire et par les broucolaques.
Je ne suis pas surpris que la Sorbonne ait condamné les exécutions
sanglantes et violentes que lon exerce sur ces sortes de corps morts ; mais
il est étonnant que les puissances séculières et les
magistrats nemploient pas leur autorité et la sévérité
des lois, pour les réprimer.
Dans tout cela, je ne vois que ténèbres et que difficultés,
que je laisse à résoudre à des plus habiles et plus
hardis que moi.