LESTAT LE VAMPIRE
Anne RICE
Il devait être trois heures du matin. J'avais entendu sonner l'horloge
de l'église dans mon sommeil.
Comme tous les Parisiens raisonnables, nous avions calfeutré notre
porte et nos fenêtres. Ce n'était pas très sain avec
un feu dans l'âtre, mais le toit offrait un chemin jusqu'à
notre chambre.
Je rêvais des loups. Ils m'entouraient dans la montagne et je faisais
tournoyer mon fléau médiéval. Et puis les loups étaient
morts et j'avais un long chemin à faire dans la neige. Ma jument
poussait des hennissements aigus et se transformait en un immonde insecte
à demi écrasé contre la neige.
Une voix dit: " Tueur de loups "; c'était un long chuchotis,
qui tenait à la fois de la sommation et de 'hommage.
J'ouvris les yeux. Ou crus le faire. Quelqu'un se tenait dans la pièce.
Une haute silhouette voûtée se découpait contre l'âtre,
où rougeoyaient encore quelques braises. La faible lueur s'estompait
avant d'atteindre les contours de la tête, mais je savais pourtant
que j'avais devant moi le propriétaire du visage aperçu au
théâtre, alors même que mon esprit, plus éveillé
présent, mieux aiguisé, me disait que la chambre était
fermée à clef, que Nicolas dormait à mes côtés
et que cette silhouette était penchée sur notre lit.
Je levai les yeux vers le visage blême:" Tueur de loups ",
répéta la voix mais les lèvres n'avaient pas remué.
De près, je voyais bien que ce n'était pas un masque. Je discernais
deux yeux noirs, vifs et calculateurs, le teint blafard et une odeur infecte
vint frapper mes narines, celle de vêtements moisis oubliés
dans une pièce humide.
Je dus me lever ou être soulevé, car en un clin d'il, je me
retrouvais debout, acculé contre le mur, tandis que le sommeil me
quittait comme un vêtement qu'on enlève.
La silhouette tenait à la main ma cape rouge. Je songeai désespérément
à mon épée, à mes mousquets, hors d'atteinte
sous le lit. La chose s'avança vers moi et à travers le velours
de ma cape je sentis sa main m'agripper.
Je fus happé vers l'avant et traîné à travers
la pièce. Mes jambes ne touchaient plus terre. Je hurlais: "
Nicolas, Nicolas! " de toutes mes forces. Je vis la fenêtre entrouverte
et puis brusquement les vitres et la charpente en bois semblèrent
exploser et je me retrouvais en train de voler par-dessus les toits.
Je criai, donnai des coups de pied à la créature qui m'emportait
ainsi. Empêtré dans les plis de la cape rouge, je me débattis
sans pouvoir me dégager..
Nous escaladions à présent le flanc lisse d'une haute muraille.
Je pendais inerte entre les bras de mon ravisseur qui me déposa soudain
sans douceur au faîte d'un bâtiment élevé.
Paris s'étendait sous mes yeux en un gigantesque cercle: la neige
immaculée sur laquelle se détachaient les cheminées
et les clochers d'église, le ciel menaçant. Je me relevais
tant bien que mal en trébuchant et partis en courant. J'atteignis
le bord de l'espèce de terrasse où je me trouvais et regardai
au-dessous de moi. Une paroi à pic de plusieurs centaines de pieds!
Je gagnai un autre rebord. La même chose. Je manquai tomber.
Je me retournai, affolé, haletant. Nous étions au sommet d'une
tour carrée large de plus de cinquante pieds! Et, où que je
regardasse, je n'apercevais aucun bâtiment plus haut. La créature
me contemplait sans bouger et je l'entendis pousser un petit rire grinçant.
Tueur de loups, répéta-t-elle.
- Allez au diable! hurlai-je. Qui êtes-vous? "
Fou de rage, je me ruai sur elle, les poings levés:
La créature ne fit pas un geste. J'eus l'impression de me heurter
à un mur de pierres. Je rebondis littéralement en arrière,
glissai dans la neige, perdis pied, mais me relevai aussitôt pour
repartir à l'attaque.
Le rire de mon adversaire s'enflait, délibérément moqueur,
mais j'y discernais aussi une évidente note de plaisir qui ne faisait
qu'exciter ma rage. Je courus à nouveau jusqu'au bord de l'abîme
et fis face à mon tortionnaire.
" Que me voulez-vous? Qui êtes-vous? "
N'obtenant pour toute réponse que ce rire exaspérant, je l'attaquai
derechef, visant cette fois le visage et le cou en recourbant mes mains
comme des serres ; j'arrachai la maudite capuche et vis la chevelure noire
de la créature et la pleine rondeur de sa tête parfaitement
humaine d'aspect. Sa peau semblait douce.
Elle fit un pas en arrière en levant les bras pour s'amuser de moi,
pour me pousser en tous sens comme un homme le fait avec un petit enfant.
Mon regard ne parvenait pas à suivre ses mouvements trop rapides
qui ne trahissaient pourtant aucun effort. Malgré toute ma volonté
de lui faire mal, je ne sentais que sa peau douce qui glissait sous mes
doigts et une ou deux fois, peut-être, ses fins cheveux noirs.
" Quel courageux petit tueur de loups! ." reprit la voix, à
présent plus charnue et plus grave.
Je m'immobilisai, haletant et couvert de sueur, pour étudier plus
attentivement son visage. Les deux rides profondes de chaque côté
de la bouche se relevèrent en un sourire moqueur.
" Ah, que Dieu me protège... ", balbutiai-je en reculant.
Il semblait impossible qu'un tel visage. me contemplât avec autant
d'affection.
" Mon Dieu!
- Quel dieu invoques-tu donc, Tueur de loups? "
Je lui tournai le dos en poussant un rugissement. Je sentis ses mains se
refermer sur mes épaules comme deux étaux; bien que je me
débattisse comme un forcené, la créature me retourna
sans peine. Ses grands yeux noirs plongèrent dans les miens, sa bouche
fermée continuait à sourire. Soudain, elle se pencha et je
sentis la morsure de ses dents dans mon cou.
Son nom remonta du fond de tous les contes que j'avais entendus enfant,
comme un noyé revient à la surface des eaux noires pour apparaître
en pleine lumière.
" Vampire! " Je lançai un dernier cri affolé en
repoussant la créature de toutes mes forces.
Puis ce fut le silence. L'immobilité.
Je savais que nous étions toujours au sommet de la tour, que cet
être malfaisant me tenait dans ses bras, mais j'avais l'impression
que nous ne pesions plus rien et que nous nous déplacions sans effort
à travers les ténèbres.
Une immense rumeur résonnait tout autour de moi, comme celle d'une
cloche à la voix profonde, parfaitement rythmée, dont l'écho
faisait couler un plaisir infini à travers mes membres.
Mes lèvres remuèrent, mais sans produire le moindre son. Aucune
importance. Tout ce que j'aurais voulu dire était clair dans mon
esprit, c'était le principal. Et puis, j'avais tout le temps, toute
une délicieuse infinité, pour dire ou faire tout ce qu'il
me plairait. Rien ne pressait.
Ravissement. Le mot me parut limpide, même sans pouvoir bouger mes
lèvres. Je me rendis compte que je ne respirais plus. Pourtant, quelque
chose me permettait de respirer quand même et les respirations suivaient
le rythme de la cloche, qui n'avait rien à voir avec celui de mon
corps. Il m'enchantait, ce rythme qui se prolongeait interminablement et
m'épargnait le besoin de respirer, de parler et même de savoir
quoi que ce fût.
Ma mère me sourit et je lui dis: " Je vous aime... - Oui, répondit-elle,
tu m'as toujours aimé, toujours aimé... " Et j'étais
dans la bibliothèque du monastère, j'avais douze ans ; j'ouvrais
tous les livres. et je pouvais tout lire, le latin, le grec, le français.
Les enluminures étaient d'une beauté indescriptible. Je me
retournai et me trouvai face au public dans le théâtre de Renaud.
Les gens, debout, m'acclamaient et la femme qui cachait son visage derrière
son éventail n'était autre que la reine Marie-Antoinette.
" Tueur de loups ", dit-elle. Nicolas courait vers moi en pleurant
et me suppliait de revenir. Son visage était tordu par la douleur,
sous sa chevelure en désordre, et ses yeux injectés de sang.
Il tentait de se saisir de moi et je criais: " Nicolas, ne m'approche
pas! " Brusquement je me rendis compte que le tintement de la cloche
s'estompait et je me sentis gagné par une véritable panique.
Je hurlai: " Ne l'arrêtez pas, je vous en prie. Je ne veux pas...
non... je vous en prie. "
" Lélio, le Tueur de loups ", dit la créature. Elle
me tenait toujours dans ses bras et je pleurais de sentir que l'enchantement
touchait à sa fin.
" Non, non! "
J'étais lourd de partout, j'avais regagné mon corps avec ses
douleurs et ses cris étranglés. Je me sentis soulevé
jusqu'à ce que je retombasse par-dessus l'épaule de la créature,
tandis que son bras m'encerclait les genoux.
J'aurais voulu invoquer Dieu, de toutes les fibres de mon corps, mais pas
un mot ne put franchir mes lèvres. Je vis à nouveau le vide
au-dessous de moi et Paris qui s'inclinait de façon terrifiante.
Et puis il n'y eut plus que la neige et la morsure du vent glacé.