LA MORTE AMOUREUSE ( 1836)
THEOPHILE GAUTIER (1811-1872)
Vous me demandez, frère, si j'ai aimé
; oui. Cest une histoire singulière et terrible, et, quoique j'aie
soixante-six ans, j'ose à peine remuer la cendre de ce souvenir.
Je ne veux rien vous refuser, mais je ne ferais pas à une âme
moins éprouvée un pareil récit. Ce sont des événements
si étranges, que je ne puis croire qu'ils me soient arrivés.
J'ai été pendant plus de trois ans le jouet d'une illusion
singulière et diabolique. Moi, pauvre prêtre de campagne, j'ai
mené en rêve toutes les nuits (Dieu veuille que ce soit un
rêve !) une vie de damné, une vie de mondain et de Sardanapale.
Un seul regard trop plein de complaisance jeté sur une femme pensa
causer la perte de mon âme ; mais enfin, avec l'aide de Dieu et de
mon saint patron, je suis parvenu à chasser l'esprit malin qui s'était
emparé de moi. Mon existence s'était compliquée d'une
existence nocturne entièrement différente. Le jour, j'étais
un prêtre du seigneur, chaste, occupé de la prière et
des choses saintes ; la nuit, dès que j'avais fermé les yeux,
je devenais un jeune seigneur, fin connaisseur en femmes, en chiens et en
chevaux, jouant aux dés, buvant et blasphémant ; et lorsqu'au
lever de l'aube je me réveillais, il me semblait au contraire que
je m'endormais et que je rêvais que j'étais prêtre. De
cette vie somnambulique il m'est resté des souvenirs d'objets et
de mots dont je ne puis pas me défendre, et, quoique je ne sois jamais
sorti des murs de mon presbytère, on dirait plutôt, à
m'entendre, un homme ayant usé de tout et revenu du monde, qui est
entré en religion et qui veut finir dans le sein de Dieu des jours
trop agités, qu'un humble séminariste qui a vieilli dans une
cure ignorée, au fond d'un bois et sans aucun rapport avec les choses
du siècle.
Oui, j'ai aimé comme personne au monde
n'a aimé, d'un amour insensé et furieux, si violent que je
suis étonné qu'il n'ait pas fait éclater mon coeur.
Ah ! quelles nuits ! quelles nuits !
Dès ma plus tendre enfance, je m'étais senti de la vocation
pour l'état de prêtre ; aussi toutes mes études furent-elles
dirigées dans ce sens-là, et ma vie, jusquà vingt-quatre
ans, ne fut-elle qu'un long noviciat. Ma théologie achevée,
je passai successivement par tous les petits ordres, et mes supérieurs
me jugèrent digne, malgré ma grande jeunesse, de franchir
le dernier et redoutable degré. Le jour de mon ordination fut fixé
à la semaine de Pâques.
Je n'avais jamais été dans le monde ; le monde, c'était
pour moi l'enclos du collège et du séminaire. Je savais vaguement
qu'il y avait quelque chose que l'on appelait femme, mais je n'y arrêtais
pas ma pensée ; j'étais d'une innocence parfaite. Je ne voyais
ma mère vieille et infirme que deux fois l'an. C'étaient là
toutes mes relations avec le dehors.
Je ne regrettais rien, je n'éprouvais pas la moindre hésitation
devant cet engagement irrévocable ; j'étais plein de joie
et d'impatience. Jamais jeune fiancé n'a compté les heures
avec une ardeur plus fiévreuse ; je n'en dormais pas, je rêvais
que je disais la messe ; être prêtre, je ne voyais rien de plus
beau au monde ; j'aurais refusé d'être roi ou poète.
Mon ambition ne concevait pas au-delà.
Ce que je dis là est pour vous montrer combien de qui m'est arrivé
ne devait pas m'arriver, et de qu'elle fascination inexplicable j'ai été
la victime.
Le grand jour venu, je marchai à l'église d'un pas si léger,
qu'il me semblait que je fusse soutenu en l'air ou que j'eusse des ailes
aux épaules. Je me croyais un ange, et je m'étonnais de la
physionomie sombre et préoccupée de mes compagnons ; car nous
étions plusieurs. J'avais passé la nuit en prières,
et j'étais dans un état qui touchait presque à l'extase.
L'évêque, vieillard vénérable, me paraissait
Dieu le Père penché sur son éternité, et je
voyais le ciel à travers les voûtes du temple.
Vous savez les détails de cette cérémonie : la bénédiction,
la communion sous les deux espèces, l'onction de la paume des mains
avec l'huile des catéchumènes, et enfin le saint sacrifice
offert de concert avec l'évêque. Je ne m'appesantirai pas sur
cela. Oh ! que Job a raison, et que celui-là est prudent qui ne conclut
pas un pacte avec ses yeux ! Je levai par hasard ma tête, que j'avais
jusque-là tenue inclinée, et j'aperçus devant moi,
si près que j'aurais pu la toucher, quoique en réalité
elle fût à une assez grande distance et de l'autre côté
de la balustrade, une jeune femme d'une beauté rare et vêtue
avec une magnificence royale. Ce fut comme si des écailles me tombaient
des prunelles. J'éprouvai la sensation d'un aveugle qui recouvrerait
subitement la vue. L'évêque, si rayonnant tout à l'heure,
s'éteignit tout à coup, les cierges pâlirent sur les
chandeliers d'or comme les étoiles au matin, et il se fit par toute
léglise une complète obscurité. La charmante créature
se détachait sur ce fond d'ombre comme une révélation
angélique ; elle semblait éclairée d'elle-même
et donner le jour plutôt que le recevoir.
Je baissai la paupière, bien résolu à ne plus la relever
pour me soustraire à l'influence des objets extérieurs ; car
la distraction m'envahissait de plus en plus, et je savais à peine
ce que je faisais.
Une minute après, je rouvris les yeux, car à travers mes cils
je la voyais étincelante des couleurs du prisme, et dans une pénombre
pourprée comme lorsqu'on regarde le soleil.
Oh ! comme elle était belle ! Les plus grands peintres, lorsque,
poursuivant dans le ciel la beauté idéale, ils ont rapporté
sur la terre le divin portrait de la Madone, n'approchent même pas
de cette fabuleuse réalité. Ni les vers du poète ni
la palette du peintre n'en peuvent donner une idée. Elle était
assez grande, avec une taille et un port de déesse ; ses cheveux,
d'un blond doux, se séparaient sur le haut de sa tête et coulaient
sur ses tempes comme deux fleuves d'or ; on aurait dir une reine avec son
diadème ; son front, d'une blancheur bleuâtre et transparente,
s'étendait large et serein sur les arcs de deux cils presque bruns,
singularité qui ajoutait encore à l'effet de prunelles vert
de mer d'une vivacité et d'un éclat insoutenables. Quels yeux
! avec un éclair ils décidaient de la destinée d'un
homme ; ils avaient une vie, une limpidité, une ardeur, une humidité
brillante que je n'ai jamais vues à un oeil humain brillante que
je n'ai jamais vues à un oeil humain ; il s'en échappait des
rayons pareils à des flèches et que je voyais distinctement
aboutir à mon coeur. Je ne sais si la flamme qui les illuminait venait
du ciel ou de l'enfer, mais à coup sûr elle venait de l'un
ou de l'autre. Cette femme était un ange ou un démon, et peut-être
tous les deux ; elle ne sortait certainement pas du flanc d'Eve, la mère
commune. Des dents de la plus belle eau scintillaient dans son rouge sourire,
et de petites fossettes se creusaient à chaque inflexion de sa bouche
dans le satin rose de ses adorables joues. Pour son nez, il était
d'une finesse et d'une fierté toute royale, et décelait le
plus noble origine. Des luisants d'agate jouaient sur la peau unie et lustrée
de ses épaules à demi découvertes, et des rangs de
grosses perles blondes, d'un ton presque semblable à son cou, lui
descendaient sur la poitrine. De temps en temps elle redressait sa tête
avec un mouvement onduleux de couleuvre et de paon qui se rengorge, et imprimait
un léger frisson à la haute fraise brodée à
jour qui l'entourait comme un treillis dargent.
Elle portait une robe de velours nacarat, et de ses larges manches doublées
d'hermine sortaient des mains patriciennes d'une délicatesse infinie,
aux doigts longs et potelés, et d'une délicatesse infinie,
aux qu'ils laissaient passer le jour comme ceux de l'aurore.
Tous ces détails me sont encore aussi présents que s'ils dataient
d'hier, et quoique je fusse dans un trouble extrême, rien ne m'échappait
: la plus légère nuance, le petit point noir au coin du menton,
l'imperceptible duvet aux commissures des lèvres, le velouté
du front, l'ombre tremblante des cils sur les joues, je saisissais tout
avec une lucidité étonnante.
A mesure que je la regardais, je sentais s'ouvrir dans moi des portes qui
jusqu'alors avaient été fermées ; des soupiraux obstrués
se débouchaient dans tous les sens et laissaient entrevoir des perspectives
inconnues ; la vie m'apparaissait sous un aspect tout autre ; je venais
de naître à un nouvel ordre d'idées. Une angoisse effroyable
me semblait une seconde et un siécle. La cérémonie
avançait cependant, et j'étais emporté bien loin du
monde dont mes désirs naissants assiégeaint furieusement l'entrée.
Je dis oui cependant lorsque je voulais dire non, lorsque tout en moi se
révoltait et protestait contre violence que ma langue faisait à
mon âme ; une force occulte m'arrachait malgré moi les mots
du gosier. C'est là peut-être ce qui fait que tant de jeunes
filles marchent à l'autel avec la ferme résolution de refuser
dune manière éclatante l'époux quon leur impose, et
que pas une seule n'exécute son projet. C'est là sans doute
ce qui fait tant de pauvres novices prennent le voile, quoique bien décidées
à le déchirer en pièces au moment de prononcer leurs
voeux. On n'ose causer un tel scandale devant tout le monde ni tromper l'attente
de tant de personnes ; toutes ces volontés, tous ces regards semblent
peser sur vous comme une chape de plomb ; et puis les mesures sont si bien
prises, tout est si bien réglé à l'avance, d'une façon
si évidemment irrévocable, que la pensée cède
au poids de la chose et s'affaise complètement.
Le regard de la belle inconnue changeait d'expression
selon le progrès de la cérémonie. De tendre et caressant
qu'il était d'abord il prit un air de dédain et de mécontentement
comme de ne pas avoir été compris.
Je fis un effort suffisant pour arracher une montagne, pour m'écrier
que je ne voulais pas être prêtre ; mais je ne pus en venir
à bout ; ma langue resta clouée à mon palais, et il
me fut impossible de traduire ma volonté par le plus léger
mouvement négatif. J'étais, tout éveillé, dans
un état pareil à celui du cauchemar, où lon veut crier
un mot dont votre vie dépend, sans en pouvoir en venir à bout.
Elle parut sensible au martyre que j'éprouvais, et, comme pour m'encourager,
elle me lança une oeillade pleine de divines promesses. Ses yeux
étaient un poème dont chaque regard formait un chant.
Elle me disait :
"Si tu veux être à moi, je te ferai plus heureux que Dieu
lui-même dans son paradis ; les anges te jalouseront. Déchire
ce funèbre linceul où tu vas t'envelopper ; je suis la beauté,
je suis la jeunesse, je suis la vie ; viens à moi, nous serons l'amour.
Que pourrait t'offrir Jéhovah pour compensation ? Notre existence
coulera comme un rêve et ne sera qu'un baiser éternel.
Répands le vin de ce calice, et tu es libre. Je temmènerai
vers les îles inconnues ; tu dormiras sur mon sein, dans un lit d'or
massif et sous un pavillon d'argent ; car je taime et je veux te prendre
à ton Dieu, devant tant de nobles coeurs répandent des flots
d'amour qui n'arrivent pas jusqu'à lui."
Il me semblait entendre ces paroles sur un rythme d'une douceur infinie,
car son regard avait presque de la sonorité, et les phrases que ses
yeux m'envoyaient retentissaient au fond de mon coeur comme si une bouche
invisible les eût soufflées dans mon âme. Je me sentais
prêt à renoncer à Dieu, et cependant mon coeur accomplissait
machinalement les formalités de la cérémonie. La belle
me jeta un second coup d'oeil si suppliant, si désespéré,
que des lames acérées me traversèrent le coeur, que
je me sentis plus de glaives dans la poitrine que la mère de douleurs.
C'en était fait, jétais prêtre.
Jamais physionomie humaine ne peignit une angoisse aussi poignante ; la
jeune fille qui voit tomber son fiancé mort subitement à côté
d'elle, la mère auprès du berceau vide de son enfant, Eve
assise sur le seuil de la porte du paradis, l'avare qui trouve une pierre
à la place de son trésor, le poète qui a laissé
rouler dans le feu le manuscrit unique de son plus bel ouvrage, n'ont point
un air plus atterré et plus inconsolable. Le sang abandonna complètement
sa charmante figure, et elle devint d'une blancheur de marbre ; ses beaux
bras tombèrent le long de son corps comme si les muscles en avaient
été dénoués, et elle s'appuya contre un pilier,
car ses jambes fléchissaient et se dérobaient sous elle. Pour
moi, livide, le front inondé d'une sueur plus sanglante que celle
du Calvaire, je me dirigeai en chancelant vers la porte de l'église
; j'étouffais ; les voûtes s'aplatissaient sur mes épaules,
et il me semblait que ma tête soutenait seule tout le poids de la
coupole.
Comme j'allais franchir le seuil, une main
sempara brusquement de la mienne ; une main de femme ! Je n'en avais jamais
touché. Elle était froide comme la peau d'un serpent, et l'empreinte
m'en resta brûlante comme la marque d'un fer rouge. C'était
elle. Malheureux ! malheureux ! qu'as-tu fait ? me dit-elle à voix
basse ; puis elle disparut dans la foule.
Le vieil évêque passa ; il me regarda d'un air sévère.
Je faisai la plus étrange contenance du monde ; je pâlissais,
je rougissais, j'avais des éblouissements. Un de mes camarades eut
pitié de moi, il me prit et memmena ; j'aurais été
incapable de retrouver tout seul le chemin du séminaire. Au détour
d'une rue, pendant que le jeune prêtre tournait la tête d'un
autre côté, un page nègre, bizarrement vêtu, s'approcha
de moi, et me remit, sans sarrêter dans sa course, un petit portefeuille
à coins d'or ciselés, en me faisant signe de le cacher ; je
le fis glisser dans ma manche et l'y tins jusqu'à ce que je fusse
seul dans ma cellule. Je fis sauter le fermoir, il n'y avait que deux feuilles
avec ces mots : Clarimonde, au palais Concini. J'étais alors si peu
au courant des choses de la vie, que je ne connaissais pas Clarimonde, malgré
sa célébrité, et que j'ignorais complètement
où était situé le palais Concini. Je fis mille conjectures,
plus extravagantes les unes que les autres ; mais à la vérité,
pourvu que je pusse la revoir, j'étais fort peu inquiet de ce qu'elle
pouvait être, grande dame ou courtisane.
Cet amour né tout à l'heure s'était indestructiblement
enraciné ; je ne songeai même pas à essayer de l'arracher,
tant je sentais que c'était là chose impossible. Cette femme
s'était complètement emparée de moi, un seul regard
avait suffi pour me changer ; elle m'avait soufflé sa volonté
; je ne vivai plus dans moi, mais dans elle et par elle. Je faisais mille
extravagances, je baisais sur ma main la place qu'elle avait touchée,
et je répétais son nom des heures entières. Je n'avais
qu'à fermer les yeux pour la valoir aussi distinctement que si elle
eût été présente en réalité, et
je me redisais ces mots, qu'elle m'avait dits sous le portail de l'église
: Malheureux ! malheureux ! qu'as-tu fait ?. Je comprenais toute l'horreur
de ma situation, d'embrasser se révélaient clairement à
moi. Etre prêtre ! c'est-à-dire chaste, ne pas aimer, ne distinguer
ni le sexe ni lâge, se détourner de tout beauté, se
crever les yeux, ramper sous l'ombre glaciale d'un cloître ou d'une
église, ne voir que des mourants, veiller auprès de cadavres
inconnus et porter soi-même son deuil sur sa soutane noire, de sorte
que l'on peut faire de votre habit un drap pour votre cercueil !
Et je sentais la vie monter en moi comme un
lac intérieur qui senfle et qui déborde ; mon sang battait
avec force dans mes artères ; ma jeunesse, si longtemps comprimée,
éclatait tout d'un coup comme l'aloès qui met cent ans à
fleurir et qui éclôt avec un coup de tonnerre.
Comment faire pour revoir Clarimonde ? Je n'avais aucun prétexte
pour sortir du séminaire, ne connaissant personne dans la ville ;
je n'y devais même pas rester, et j'y attendais seulement que l'on
me désignât la cure que je devais occuper. J'essayai de desceller
les barreaux de la fenêtre ; mais elle était à une hauteur
effrayante, et n'ayant pas déchelle il n'y fallait pas penser. Et
d'ailleurs, je ne pouvais descendre que de nuit ; et comment me serais-je
conduit dans l'inextricable dédale des rues ? Toutes ces difficultés,
qui n'eussent rien été pour d'autres, étaient immenses
pour moi, pauvre séminariste, amoureux d'hier, sans expérience,
sans argent et sans habits.
Ah ! si je n'eusse pas été prêtre, j'aurais pu la voir
tous jours ; j'aurais été son amant, son époux, me
disais-je dans mon aveuglement ; au lieu d'être enveloppé dans
mon triste suaire, j'aurais des habits de soie et de velours, des chaînes
d'or, une épée et des plumes comme les beaux jeunes cavaliers.
Mes cheveux, au lieu d'être déshonorés par une large
tonsure, se joueraient autour de mon cou en boucles ondoyantes. J'aurai
une belle moustache cirée, je serais un vaillant. Mais une heure
passée devant un autel, quelques paroles à peine articulées,
me retranchaient à tout jamais du nombre des vivants, et j'avais
scellé moi-même la pierre de mon tombeau, javais poussé
de ma main le verrou de ma prison !
Je me mis à la fenêtre. Le ciel était admirablement
bleu, les arbres avaient mis leur robe de printemps ; la nature faisait
parade d'une joie ironique. La place était pleine de monde ; les
uns allaient, les autres venaient ; de jeune muguets et de jeunes beautés,
couple par couple, se dirigeaient du côté du jardin et des
tonnelles. Des compagnons passaient en chantant des refrains à boire
; c'étaient un mouvement, une vie, un entrain, une gaieté
qui faisaient péniblement ressortir mon deuil et ma solitude. Une
jeune mère, sur le pas de la porte, jouait avec son enfant ; elle
baisait sa petite bouche rose, encore emperlée de gouttes de lait,
et lui faisait, en l'agaçant, mille de ces divines puérilités
que les mères seules savent trouver. Le père, qui se tenait
debout à quelque distance, souriait doucement à ce charmant
groupe, et ses bras croisés pressaient sa joie sur son coeur. Je
ne pus supporter ce spectacle ; je fermai la fenêtre, et je jetai
sur mon lit avec une haine et une jalousie effroyables dans le coeur, mordant
mes doigts et ma couverture comme un tigre à jeun depuis trois jours.
Je ne sais pas combien de jours je restai ainsi ; mais, en me retournant
dans un mouvement de spasme furieux, j'aperçus labbé Sérapion
qui se tenait debout au milieu de la chambre et qui me considérait
attentivement. J'eus honte de moi-même, et, laissant tomber ma tête
sur ma poitrine, je voilai mes yeux avec mes mains.
"Romuald, mon ami, il se passe quelque chose d'extraordinaire en vous",
me dit Sérapion au bout de quelques minutes de silence ; "votre
conduite est vraiment inexplicable ! Vous, si pieux, si calme et si doux,
vous vous agitez dans votre cellule comme une bête fauve. Prenez garde,
mon frère, et n'écoutez pas les suggestions du diable ; l'esprit
malin, irrité de ce que vous êtes à tout jamais consacré
au Seigneur, rôde autour de vous comme un loup ravissant et fait de
vous laisser abattre, mon cher Romuald, faites-vous une cuirasse de prières,
un bouclier de mortifications, et combattez vaillamment l'ennemi ; vous
le vaincrez. L'épreuve est nécessaire à la vertu et
l'or sort plus fin de la coupelle. Ne vous effrayez ni ne vous découragez
; les âmes les mieux gardées et les plus affermies ont eu de
ces moments. Priez, jeûnez, méditez, et le mauvais esprit se
retirera."
Le discours de l'abbé Sérapion me fit rentrer en moi-même,
et je devins un peu plus calme. Je venais vous annoncer votre nomination
à la cure de C... ; le prêtre qui la possédait vient
de mourir, et Monseigneur l'évêque ma chargé d'aller
vous y installer ; soyez prêt pour demain. Je répondis d'un
signe de tête que je le serais, et l'abbé se retira. J'ouvris
mon missel, et je commençai à lire des prières ; mais
ces lignes se confondirent bientôt sous mes yeux ; le fil des idées
s'enchevêtra dans mon cerveau, et le volume me glissa des mains sans
que j'y prisse garde.
Partir demain sans l'avoir revue ! ajouter encore une impossibilité
à toutes celles qui étaient déjà entre nous
! perdre à tout jamais l'espérance de la rencontrer, à
moins d'un miracle ! Lui écrire ? par qui ferai-je parvenir ma lettre
? Avec le sacré caractère dont j'étais revêtu,
à qui s'ouvrir, se fier ? J'éprouvais une anxiété
terrible. Puis, ce que l'abbé Sérapion m'avait dit des artifices
du diable me revenait en mémoire ; l'étrangeté de l'aventure,
la beauté surnaturelle de Clarimonde, l'éclat phosphorique
de ses yeux, l'impression brûlante de sa main, le trouble où
elle m'avait jeté, le changement subit qui s'était opéré
en moi, ma piété évanouie en un instant, tout cela
prouvait clairement la présence du diable, et cette main satinée
n'était peut-être que le gant dont il avait recouvert sa griffe.
Ces idées me jetèrent dans une grande frayeur, et je ramassai
le missel qui de mes genoux était roulé à terre, et
je me remis en prières.
Le lendemain Sérapion me vint prendre
; deux mules nous attendaient à la porte, chargées de nos
maigres valises ; il monta l'une et moi l'autre tant bien que mal. Tout
en parcourant les rues de la ville, je regardais à toutes les fenêtres
et à tous les balcons si je ne verrais pas Clarimonde ; mais il était
trop matin, et la ville n'avait pas encore ouvert les yeux. Mon regard tâchait
de plonger derrière les stores et à travers les rideaux de
tous les palais devant lesquels nous passions. Sérapion attribuait
sans doute cette curiosité à l'admiration que me causait la
beauté de l'architecture, car il ralentissait le pas de sa monture
pour me donner le temps de voir. Enfin nous arrivâmes à la
porte de la ville et nous commençâmes à gravir la colline.
Quand je fus tout en haut, je me retournai pour regarder une fois encore
les lieux où vivait Clarimonde. L'ombre d'un nuage couvrait entièrement
la ville ; ses toits bleus et rouges étaient confondus dans une demi-teinte
générale, où surnageaient çà et là,
comme de blancs flocons d'écume, les fumées du matin. Par
un singulier effet d'optique, lumière, un édifice qui surpassait
en hauteur les constructions voisines, complètement noyées
dans la vapeur ; quoiquil fût à plus d'une lieue, il paraissait
tout proche. On en distinguait les moindres détails ; les tourelles,
les plates-formes, les croisées, et jusqu'aux girouettes en queue-d'aronde.
Quel est donc ce palais que je vois tout là-bas éclairé
d'un rayon de soleil ? demandai-je à Sérapion. Il mit sa main
au-dessus de ses yeux, et, ayant regardé, il me répondit :
C'est l'ancien palais que, le prince Concini a donné à la
courtisane Clarimonde ; il s'y passe d'épouvantables choses.
En ce moment, je ne sais encore si c'est une réalité ou une
illusion, je crus voir y glisser sur la terrasse une forme svelte et blanche
qui étincela une seconde et s'éteignit. C'était Clarimonde
!
Oh ! savait-elle qu'à cette heure, du haut de cet âpre chemin
qui m'éloignait d'elle, et que je ne devais plus redescendre, ardent
et inquiet, je couvrais de l'oeil le palais qu'elle habitait, et qu'un jeu
dérisoire de lumière semblait rapprocher de moi, comme pour
m'inviter à y entrer en maître ? Sans doute, elle le savait,
car son âme était trop sympathiquement liée à
la mienne pour n'en point ressentir les moindres ébranlements, et
c'était ce sentiment qui l'avait poussée, encore enveloppée
de ses voiles de nuit, à monter sur le haut de la terrasse, dans
la glaciale rosée du matin.
L'ombre gagna le palais, et ce ne fut plus qu'un océan immobile de
toits et de combles où l'on ne distinguait rien qu'une ondulation
montueuse. Sérapion toucha sa mule, dont la mienne prit aussitôt
l'allure, et un coude du chemin me déroba pour toujours la ville
de S..., car je ny devais pas revenir. Au bout de trois journées
de route par des campagnes assez tristes, nous vîmes poindre à
travers les arbres le coq du clocher de l'église que je devais desservir
; et, après avoir suivi quelques rues tortueuses bordées de
chaumières et de courtils, nous nous trouvâmes devant la façade,
qui nétait pas dune grande magnificence. Un porche orné de
quelques nervures et de deux ou trois piliers de grès grossièrement
taillés, un toit en tuiles et des contreforts de même grès
que les piliers, cétait tout : à gauche le cimetière
tout plein de hautes herbes, avec une grande croix de fer au milieu ; à
droite et dans l'ombre de l'église, le presbytère. C'était
une maison d'une simplicité extrême et d'une propreté
aride. Nous entrâmes ; quelques poules picotaient sur la terre de
rares grains d'avoine ; accoutumées apparement à l'habit noir
des ecclésiasitiques, elles ne s'effarouchèrent point de notre
présence et se dérangèrent à peine pour nous
laisser passer. Un aboi éraillé et enroué se fit entendre,
et nous vîmes accourir un vieux chien.
C'était le chien de mon prédécesseur. Il avait l'oeil
terne, le poil gris et tous les symptômes de la plus haute vieillesse
où puisse atteindre un chien. Je le flattai doucement de la main,
et il se mit aussitôt à marcher à côté
de moi avec un air de satisfaction inexprimable. Une femme assez âgée,
et qui avait été la gouvernante de l'ancien curé, vint
aussi à notre rencontre, et, après m'avoir fait entrer dans
une salle basse, me demanda si mon intention était de la garder.
Je lui répondis que je la garderais, elle et le chien, et aussi les
poules, et tout le mobilier que son maître lui avait laissé
à sa mort ; ce qui la fit entrer dans un transport de joie, l'abbé
Sérapion lui ayant donné sur-le-champ le prix qu'elle en voulait.
Mon installation faite, l'abbé Sérapion
retourna au séminaire. Je demeurai donc seul et sans autre appui
que moi-même. La pensée de Clarimonde recommença à
m'obséder, et, quelques efforts que je fisse pour la chasser, je
n'y parvenais pas toujours. Un soir, en me promenant dans les allées
bordées de buis de mon petit jardin, il me sembla voir à travers
la charmille une forme de femme qui suivait tous mes mouvements, et entre
les feuilles étinceler les deux prunelles vert de mer ; mais ce n'était
qu'une illusion, et, ayant passé de l'autre côté de
l'allée, je n'y trouvai rien qu'une trace de pied sur le sable, si
petit qu'on eût dit un pied d'enfant. Le jardin était entouré
de murailles très hautes ; j'en visitai tous les coins et recoins,
il n'y avait personne. Je n'ai jamais pu m'expliquer cette circonstance
qui, du reste, n'était rien à côté des étranges
choses qui me devaient arriver. Je vivais ainsi depuis un an, remplissant
avec exactitude tous les devoirs de mon état, priant, jeûnant,
exhortant et secourant les malades, faisant l'aumône jusqu'à
me retrancher les nécessités les plus indispensables. Mais
je sentais au-dedans de moi une aridité extrême, et les sources
de la grâce m'étaient fermées. Je ne jouissais pas de
ce bonheur que donne l'accomplissement d'une sainte mission ; mon idée
était ailleurs, et les paroles de Clarimonde me revenaient souvent
sur les lèvres comme une espèce de refrain involontaire. "O
fère, méditez bien ceci !" Pour avoir levé une
fois le regard sur une femme, pour une faute en apparence si légère,
j'ai éprouvé pendant plusieurs années les plus misèrables
agitations ; ma vie a été troublée à tout jamais.
Je ne vous retiendrais pas plus longtemps sur ces défaites et sur
ces victoires intérieures toujours suivies de rechutes plus profondes,
et je passerai sur-le-champ à une circonstance décisive. Une
nuit on sonna violemment à ma porte. La vieille gouvernante vint
ouvrir, et un homme au teint cuivré et richement vêtu, mais
selon une mode étrangère, avec un long poignard, se dessina
sous les rayons de la lanterne de Barbara. Son premier mouvement fut la
frayeur ; mais l'homme la rassura, et lui dit qu'il avait besoin de me voir
sur-le-champ pour quelque chose qui concernait mon ministère, Barbara
le fit monter. J'allais me mettre au lit. L'homme me dit que sa maîtresse,
une très grande dame, était à l'article de la mort,
et désirait un prêtre. Je répondis que j'étais
prêt à le suivre ; je pris avec moi ce qu'il fallait pour l'extrême-onction
et je descendis en toute hâte. A la porte piaffaient d'impatience
deux chevaux noirs comme la nuit, et soufflant sur leur poitrail deux longs
flots de fumée. Il me tint l'étrier et m'aida à monter
sur l'un, puis il sauta sur l'autre en appuyant seulement une main sur le
pommeau de la selle. Il serra les genoux et lâcha les guides à
son cheval qui partit comme la flèche. Le mien, dont il tenait la
bride, prit aussi le galop et se maintint dans une égalité
parfaite. Nous dévorions le chemin ; la terre filait sous nous grise
et rayée, et les silhouettes noires des arbres s'enfuyaient comme
une armée en déroute. Nous traversâmes une fôret
d'un sombre si opaque et si glacial, que je me sentis courir sur la peau
un frisson de superstitieuse terreur. Les aigrettes d'étincelles
que les fers de nos chevaux arrachaient aux cailloux laissaient sur notre
passage comme une traînée de feu, et si quelqu'un, à
cette heure de nuit, nous eût vus, mon conducteur et moi, il nous
eût pris pour deux spectres à cheval sur le cauchemar. Des
feux follets traversaient de temps en temps le chemin, et les choucas piaulaient
piteusement dans l'épaisseur du bois où brillaient de loin
en loin les yeux phosphoriques de quelques chats sauvages. La crinière
des chevaux s'échevelait de plus en plus, la sueur ruisselait sur
leurs flancs, et leur haleine sortait bruyante et pressée de leurs
narines. Mais, quand il les voyait faiblir, l'écuyer pour les ranimer
poussait un cri guttural qui n'avait rien d'humain, et la course recommançait
avec furie. Enfin le tourbillon sarrêta ; une masse noire piquée
de quelques points brillants se dressa subitement devant nous ; les pas
de nos montures sonnèrent plus bruyants sur un plancher ferré,
et nous entrâmes sous une voûte qui ouvrait sa gueule sombre
entre deux énormes tours. Une grande agitation régnait dans
le château ; des domestiques avec des torches à la main traversaient
les cours en tous sens, et des lumières montaient et descendaient
de palier en palier. J'entrevis confusément d'immenses architectures,
des colonnes, des arcades, des perrons et des rampes, un luxe de construction
tout à fait royal et féerique. Un page nègre, le même
qui m'avait donné les tablettes de Clarimonde et que je reconnus
à l'instant, me vint aider à descendre, et un majordome, vêtu
de velours noir avec une chaîne d'or au col et une canne d'ivoire
à la main, s'avança au-devant de moi. De grosses larmes débordaient
de ses yeux et coulaient le long de ses joues sur sa barbe blanche. Trop
tard ! fit-il en hochant la tête, trop tard ! seigneur prêtre
; mais, si vous n'avez pu sauver l'âme, venez veiller le pauvre corps.
Il me prit par le bras et me conduisit à la salle funèbre
; je pleurais aussi fort que lui, car j'avais compris que la morte n'était
autre que cette Clarimonde tant et si follement aimée. Un prie-Dieu
était disposé à côté du lit ; une flamme
bleuâtre voltigeant sur une patère de bronze jetait par toute
la chambre un jour faible et douteux, et çà et là faisait
papilloter dans l'ombre quelque arrête saillante de meuble ou de corniche.
Sur la table, dans une urne ciselée, trempait une rose blanche fanée
dont les feuilles, à l'exception d'une seule qui tenait encore, étaient
toutes tombées au pied du vase comme des larmes odorantes ; un masque
noir brisé, un éventail, des déguisements de toute
espèce, traînaient sur les fauteils et faisaient voir que la
mort était arrivée dans cette somptueuse demeure à
l'improviste et sans se faire annoncer. Je m'agenouillai sans oser jeter
les yeux sur le lit, et je me mis à réciter les psaumes avec
une grande ferveur, remerciant Dieu qu'il eût mis la tombe entre l'idée
de cette femme et moi, pour que je pusse ajouter à mes prières
son nom désormais sanctifié. Mais peu à peu cet élan
se ralentit, et je tombai en rêverie. Cette chambre n'avait rien d'une
chambre de mort. Au lieu de l'air fétide et cadavéreux que
j'étais accoutumé à respirer en ces vieilles funèbres,
une langoureuse fumée d'essence orientales, je ne sais qu'elle amoureuse
odeur de femme, nageait doucement dans l'air attiédi. Cette pâle
lueur avait plutôt l'air d'un demi-jour ménagé pour
la volupté que de la veilleuse au reflet jaune qui tremblote près
des cadavres. Je songeais au singulier hasard qui m'avait fait retrouver
Clarimonde au moment où je la perdais pour toujours, et un soupir
de regret s'échappa de ma poitrine. Il me sembla qu'on avait soupiré
aussi derrière moi, et je me retournai involontairement. C'était
l'écho. Dans ce mouvement mes yeux tombèrent sur le lit de
parade qu'ils avaient jusqu'alors évité. Les rideaux de damas
rouge à grandes fleurs, relevés par des torsades dor, laissaient
voir la morte couchée tout de son long et les mains jointes sur la
poitrine. Elle était couverte d'un voile de lin d'une blancheur éblouissante,
que le pourpre sombre de la tenture faisait encore mieux ressortir, et d'une
telle finesse qu'il ne dérobait en rien la forme charmante de son
corps et permettait de suivre ces belles lignes onduleuses comme le cou
d'un cygne que la mort même n'avait pu roidir. On eût dit une
statue d'albâtre faite par quelque sculpteur habile pour mettre sur
un tombeau de reine, ou encore une jeune fille endormie sur qui il aurait
neigé.
Je ne pouvais plus y tenir ; cet air d'alcôve
m'enivrait, cette fébrile senteur de rose à demi fanée
me montait au cerveau, et je marchais à grand pas dans la chambre,
m'arrêtant à chaque tour devant l'estrade pour considérer
la gracieuse trépassée sous la transparence de son linceul.
D'étranges pensées me traversaient l'esprit ; je me figurais
qu'elle n'était point morte réellement, et que ce n'était
qu'une feinte qu'elle avait employée pour m'attirer dans son château
et me conter son amour. Un instant même je crus avoir vu bouger son
pied dans la blancheur des voiles, et se déranger les plis droits
du suaire.
Et puis je me disais : Est-ce bien Clarimonde ? quelle preuve en ai-je ?
Ce page noir ne peut-il être passé au service d'une autre femme
? Je suis bien fou de me désoler et de m'agiter ainsi. Mais mon coeur
me répondit avec un battement : C'est bien elle, c'est bien elle.
Je me rapprochai du lit, et je regardais avec un redoublement d'attention
l'objet de mon incertitude. Vous l'avouerai-je ? Cette perfection de formes,
quoique purifiée et sanctifiée par l'ombre de la mort, me
troublait plus voluptueusement qu'il n'aurait fallu, et ce repos ressemblait
tant à un sommeil que l'on s'y serait trompé. J'oubliais que
j'étais venu là pour un office funèbre, et je m'imaginais
que j'étais un jeune époux entrant dans la chambre de la fiancée
qui cache sa figure par pudeur et qui ne se veut point laisser voir. Navré
de douleur, éperdu de joie, frissonnant de crainte et de plaisir,
je me penchai vers elle et je pris le coin du drap ; je le soulevai lentement
en retenant mon souffle de peur de l'éveiller. Mes artères
palpitaient avec une telle force, que je les sentais siffler dans mes tempes,
et mon front ruisselait de sueur comme si j'eusse remué une dalle
de marbre. C'était en effet la Clarimonde telle que je l'avais vue
à l'église lors de mon ordination, elle était aussi
charmante, et la mort chez elle semblait une coquetterie de plus. La pâleur
de ses joues, le rose moins vif de ses lèvres, ses longs cils baissés
et découpant leur frange brune sur cette blancheur, lui donnaient
une expression de chasteté mélancolique et de souffrance pensive
d'une puissance de séduction inexprimable ; ses longs cheveux dénoués,
où se trouvaient encore mêlées quelques petites fleurs
bleues, faisaient un oreiller à sa tête et protégeaient
de leurs boucles la nudité de ses épaules ; ses belles mains,
plus pures, plus diaphanes que des hosties, étaient croisées
dans une attitude de pieux repos et de tacite prière, qui corrigeait
ce qu'auraient pu avoir de trop séduisant, même dans la mort,
l'exquise rondeur et le poli divoire de ses bras nus dont on navait pas
ôté les bracelets de perles. Je restai longtemps absorbé
dans une muette contemplation, et, plus je la regardais, moins je pouvais
croire que la vie avait pour toujours abandonné ce beau corps. Je
ne sais si cela était une illusion ou un reflet de la lampe, mais
on eût dit que le sang recommançait à circuler sous
cette mate pâleur ; cependant elle était toujours de la plus
parfaite immobilité. Je touchai légèrement son bras
; il était froid, mais pas plus froid pourtant que sa main le jour
qu'elle avait effleuré la mienne sous le portail de l'église.
Je repris ma position, penchant ma figure sur la sienne et laissant pleuvoir
sur ses joues la tiède rosée de mes larmes. Ah ! quel sentiment
amer de désespoir et d'impuissance ! quelle agonie que cette vieille
! jaurais voulu pouvoir ramasser ma vie en un morceau pour la lui donner
et souffler sur sa dépouille glacée la flamme qui me dévorait.
La nuit s'avançait, et, sentant approcher le moment de la séparation
éternelle, je ne pus me refuser cette triste et suprême douceur
de déposer un baiser sur les lèvres mortes de celle qui avait
eu tout mon amour. O prodige ! un léger souffle se mêla à
mon souffle, et la bouche de Clarimonde répondit à la passion
de la mienne ; ses yeux s'ouvrirent et reprirent un peu d'éclat,
elle fit un soupir, et, décroisant ses bras, elle les passa derrière
mon cou avec un air de ravissement ineffable. Ah ! cest toi, Romuald, dit-elle
d'une voix languissante et douce comme les dernières vibrations d'une
harpe ; que fais-tu donc ? Je t'ai attendu si longtemps, que je suis morte
; mais maintenant nous sommes fiancés, je pourrai te voir et aller
chez toi. Adieu Romuald, adieu ! je taime ; c'est tout ce que je voulais
te dire, et je rends la vie que tu as rappelée sur moi une minute
avec ton baiser ; à bientôt.
Sa tête retomba en arrière mais
elle m'entourait toujours de ses bras comme pour me retenir. Un tourbillon
de vent furieux défonça la fenêtre et entra dans la
chambre ; la dernière feuille de la rose blanche palpita quelques
temps comme une aile au bout de la tige, puis elle se détacha et
s'envola par la croisée ouverte, emportant avec elle l'âme
de Clarimonde. La lampe s'éteignit, et je tombai évanoui sur
le sein de la belle morte.
Quand je revins à moi, j'étais couché sur mon lit,
dans ma petite chambre du presbytère, et le vieux chien curé
léchait ma main allongée hors de la couverture, Barbara s'agitait
dans la chambre avec un tremblement sénile, ouvrant et fermant des
tiroirs, ou remuant des poudres dans des verres. En me voyant ouvrir les
yeux, la vieille poussa un cri de joie, le chien jappa et frétilla
de la queue ; mais j'étais si faible, que je ne pus prononcer une
seule parole ni faire aucun mouvement. J'ai su depuis que j'étais
resté trois jours ainsi, ne donnant d'autre signe d'existence qu'une
respiration presque insensible. Ces trois jours ne comptent pas dans ma
vie, et je ne sais où mon esprit était allé pendant
tout ce temps ; je n'en ai gardé aucun souvenir, Barbara m'a conté
que le même homme au teint cuivré, qui m'était venu
chercher pendant la nuit, m'avait ramené le matin dans une litière
fermée et s'en était retourné aussitôt. Dès
que je pus rappeler mes idées, je repassai en moi-même toutes
les circonstances de cette nuit fatale. D'abord je pensai que j'avais été
le jouet d'une illusion magique ; mais des circonstances réelles
et palpables détruisirent bientôt cette supposition. Je ne
pouvais croire que j'avais rêvé, puisque Barbara avait vu comme
moi l'homme aux deux chevaux noirs et qu'elle en décrivait l'ajustement
et la tournure avec exactitude. Cependant personne ne connaissait dans les
environs un château à qui s'appliquât la description
du château où j'avais retrouvé Clarimonde.
Un matin je vis entrer l'abbé Sérapion. Barbara lui avait
mandé que j'étais malade et il était accouru en toute
hâte. Quoique cet empressement démontrât de l'affection
et de l'intérêt pour ma personne, sa visite ne me fit pas le
plaisir qu'elle m'aurait dû faire. L'abbé Sérapion avait
dans le regard quelque chose de pénétrant et d'inquisiteur
qui me gênait. Je me sentais embarrassé et coupable devant
lui. Le premier il avait découvert mon trouble intérieur,
et je lui en voulais de sa clairvoyance.
Tout en me demandant des nouvelles de ma santé d'un ton hypocritement
mielleux, il fixait sur moi ses deux prunelles de lion et plongeait comme
une sonde ses regards dans mon âme. Puis il me fit quelques questions
sur la manière dont je dirigeais ma cure, si je m'y plaisais, à
quoi je passais le temps que mon ministère me laissait libre, si
j'avais fait quelques connaissances parmi les habitants du lieu, qu'elles
étaient mes lectures favorites, et mille autres détails semblables.
Je répondais à tout cela le plus brièvement possible,
et lui-même, sans attendre que j'eusse achevé, passait à
autre chose. Cette conversation n'avait évidemment aucun rapport
avec ce qu'il voulait dire. Puis, sans préparation aucune, et comme
une nouvelle dont il se souvenait à l'instant et qu'il eût
craint d'oublier ensuite, il me dit d'une voix claire et vibrante qui résonna
à mon oreille comme les trompettes du Jugement dernier :
"La grande courtisane Clarimonde est morte dernièrement à
la suite d'une orgie qui a duré huit jours et huit nuits. C'a été
quelque chose d'infernalement splendide. On a renouvelé là
les abominations des festins de Balthazar et de Cléopâtre.
Dans quel siècle vivons-nous, bon Dieu ! Les convives étaient
servis par des esclaves basanés parlant un langage inconnu, et qui
m'ont tout l'air de vrais démons ; la livrée du moindre d'entre
eux eût pu servir d'habit de gala à un empereur. Il a couru
de tout temps sur cette Clarimonde de biens étranges histoires, et
tous ses amants ont fini d'une manière misérable ou violente.
On a dit que c'était une goule, un vampire femelle ; mais je crois
que c'était Belzebuth en personne."
Il se tut et m'observa plus attentivement que jamais, pour voir l'effet
que ses paroles avaient produit sur moi. Je n'avais pu me défendre
d'un mouvement en entendant nommer Clarimonde, et cette nouvelle de sa mort,
outre la douleur qu'elle me causait par son étrange coïncidence
avec la scène nocturne dont j'avais été témoin,
me jeta dans un trouble et un effroi qui parurent sur ma figure, quoi que
je fisse pour m'en rendre maître. Sérapion me jeta un coup
d'oeil inquiet et sévère ; puis il me dit : "Mon fils,
je dois vous en avertir, vous savez le pied levé sur un abîme
; prenez garde d'y tomber. Satan a la griffe longue, et les tombeaux ne
sont pas toujours fidèles. La pierre de Clarimonde devrait être
scellée d'un triple sceau ; car ce nest pas, à ce qu'on dit,
la première fois qu'elle est morte. Que Dieu vieille sur vous, Romuald
!"
Après avoir dit ces mots, Sérapion regagna la porte à
pas lents, et je ne le revis plus ; car il partit pour S... presque aussitôt.
J'étais entièrement rétabli
et j'avais repris mes fonctions habituelles. Le souvenir de Clarimonde et
les paroles du vieil abbé étaient toujours présents
à mon esprit ; cependant aucun événement extraordinaire
n'était venu confirmer les prévisions funèbres de Sérapion,
et je commençais à croire que ses craintes et mes terreurs
étaient trop exagérées ; mais une nuit je fis un rêve.
J'avais à peine bu les premières gorgées du sommeil
que j'entendis ouvrir les rideaux de mon lit et glisser les anneaux sur
les tringles avec un bruit éclatant ; je me soulevai brusquement
sur le coude, et je vis une ombre de femme qui se tenait debout devant moi.
Je reconnus sur-le-champ Clarimonde. Elle portait à la main une petite
lampe de la forme de celles qu'on met dans les tombeaux, dont la lueur donnait
à ses doigts effilés une transparence rose qui se prolongeait
par une dégradation insensible jusque dans la blancheur opaque et
laiteuse de son bras nu. Elle avait pour tout vêtement le suaire de
lin qui la recouvrait sur son lit de parade, dont elle retenait les plis
sur sa poitrine, comme honteuse d'être si peu vêtue, mais sa
petite main s'y suffisait pas ; elle était si blanche, que la couleur
de la draperie se confondait avec celle des chairs sous le pâle rayon
de la lampe. Enveloppée de ce fin tissu qui trahissait tous les contours
de son corps, elle ressemblait à une statue de marbre de baigneuse
antique plutôt qu'à une femme douée de vie. Morte ou
vivante, statue ou femme, ombre ou corps, sa beauté était
toujours la même ; seulement l'éclat vert de ses prunelles
était un peu amorti, et sa bouche, si vermeille autrefois, n'était
plus teintée que d'un rose faible et tendre presque semblable à
celui de ses joues. Les petites fleurs bleues que j'avais remarquées
dans ses cheveux étaient tout à fait sèches et avaient
presque perdu toutes leurs feuilles ; ce qui ne l'empêchait pas d'être
charmante, si charmante que, malgré la singularité de l'aventure
et la façon inexplicable que, malgré la singularité
de l'aventure et la façon, inexplicable dont elle était entrée
dans la chambre, je n'eus pas un instant de frayeur.
Elle posa la lampe sur la table et s'assit sur le pied de mon lit, puis
elle me dit en se penchant vers moi avec cette voix argentine et veloutée
à la fois que je nai connue qu'à elle :
"Je me suis bien fait attendre, mon cher Romuald, et tu as dû
croire que je t'avais oublié. Mais je viens de bien loin, et d'un
endroit dont personne n'est encore revenu ; il n'y a ni lune ni soleil au
pays d'où jarrive ; ce n'est que de l'espace et de l'ombre ; ni chemin,
ni sentier ; point de terre pour le pied, point d'air pour l'aile ; et pourtant
me voici, car lamour est plus fort que la mort, et il finira par la vaincre.
Ah ! que de faces mornes et de choses terribles j'ai vues dans mon voyage
! Que de peine mon âme, rentrée dans ce monde par la puissance
de la volonté, a eue pour retrouver son corps et s'y réinstaller
! Que d'efforts il m'a fallu faire avant de lever la dalle dont on m'avait
couverte ! Tiens ! le dedans de mes pauvres mains en est tout meurtri. Baise-les
pour les guérir, cher amour ! Elle m'appliqua l'une après
l'autre les paumes froides de ses mains sur ma bouche, je les baisai en
effet plusieurs fois, et elle me regardait faire un sourire d'ineffable
complaisance."
Je l'avoue à ma honte, j'avais totalement oublié les avis
de l'abbé Sérapion et le caractère dont j'étais
revêtu. J'étais tombé sans résistance et au premier
assaut. Je n'avais pas même essayé de repousser le tentateur
; la fraîcheur de la peau de Clarimonde pénétrait la
mienne, et je me sentais courir sur le corps de voluptueux frissons. La
pauvre enfant ! malgré tout ce que j'en ai vu, j'ai peine à
croire encore que ce fût un démon ; du moins elle n'en avait
pas l'air, et jamais satan na mieux caché ses griffes et ses cornes.
Elle avait reployé ses talons sous elle et se tenait accroupie sur
le bord de la couchette dans une position pleine de coquetterie nonchalante.
De temps en temps elle passait sa petite main à travers mes cheveux
et les roulait en boucles comme pour essayer à mon visage de nouvelles
coiffures. Je me laissais faire avec la plus coupables complaisance, et
elle accompagnait tout cela du plus charmant babil. Une chose remarquable,
c'est que je n'éprouvais aucun étonnement d'une aventure aussi
extraordinaire, et, avec cette facilité que l'on a dans la vision
d'admettre comme fort simples les événements les plus bizarres,
je ne voyais rien là que de parfaitement naturel.
Je t'aimai bien longtemps avant de t'avoir vu, mon cher Romuald, et je te
cherchais partout. Tu étais mon rêve, et je t'ai aperçu
dans l'église au fatal moment ; j'ai dit tout de suite : c'est lui
! Je te jetai un regard où je mis tout l'amour que javais eu, que
j'avais et que je devais avoir pour toi ; un regard à damner un cardinal,
à faire agenouiller un roi à mes pieds devant toute sa cour.
Tu restas impassible et tu me préféras ton Dieu.
"Ah ! que je suis jalouse de Dieu, que tu as aimé et que tu
aimes encore plus que moi !
Malheureuse, malheureuse que je suis ! je n'aurai jamais ton coeur à
moi toute seule, à moi, que tu as resuscité d'un baiser, Clarimonde
la morte, qui force à cause de toi les portes du tombeau et qui vient
te consacrer une vie qu'elle n'a reprise que pour te rendre heureux !"
Toutes ces paroles étaient entrecoupées de caresses délirantes
qui étourdirent mes sens et ma raison au point que je ne craignis
point pour la consoler de proférer un effroyable blasphème,
et de lui dire que je l'aimais autant que Dieu.
Ses prunelles se ravivèrent et brillèrent commes des chrysoprases.
"Vrai ! bien vrai ! autant que Dieu !" dit-elle en m'enlaçant
dans ses beaux bras. "Puisque c'est ainsi, tu viendras dans ses beaux
bras. Puisque c'est ainsi, tu viendras avec moi, tu me suivras où
je voudrai. Tu laisseras tes vilains habits noirs. Tu seras le plus fier
et le plus envié des cavaliers, tu seras mon amant. Etre l'amant
avoué de Clarimonde, qui a refusé un pape, c'est beau, cela
! Ah ! la bonne vie, bien heureuse, la belle existence dorée que
nous mènerons ! Quand partons-nous, mon gentilhomme ?"
- Demain, demain ! m'écriai-je dans mon délire.
- Demain, soit ! reprit-elle. J'aurai le temps de changer de toilette, car
celle-ci est un peu succinte et ne vaut rien pour le voyage. Il faut aussi
que j'aille avertir mes gens qui me croient sérieusement morte et
qui se désolent tant qu'ils peuvent. L'argent, les habits, les voitures,
tout sera prêt ; je te viendrai prendre à cette heure-ci. Adieu,
cher coeur. Et elle effleura mon front du bout de ses lèvres. La
lampe s'éteignit, les rideaux se refermèrent, et je ne vis
plus rien ; un sommeil de plomb, un sommeil sans rêve s'appesantit
sur moi et me tint engourdi jusquau lendemain matin. Je me réveillai
plus tard que de coutume, et le souvenir de cette singulière vision
m'agita toute la journée ; je finis par me persuader que c'était
une pure vapeur de mon imagination échauffée. Cependant les
sensations avaient été si vives, qu'il était difficile
de croire qu'elle n'étaient pas réelles, et ce ne fut pas
sans quelque appréhensions de ce qui allait arriver que je me mis
au lit après avoir prié Dieu d'éloigner de moi les
mauvaises pensées et de protéger la chasteté de mon
sommeil.
Je m'endormis bientôt profondément, et mon rêve se continua.
Les rideaux s'écartèrent, et je vis Clarimonde, non pas, comme
la première fois, pâle dans son pâle suaire et les violettes
de la mort sur les joues, mais gaie, leste et pimpante, avec un superbe
habit de voyage en velours vert orné de ganses d'or et retroussé
sur le côté pour laisser voir une jupe de satin. Ses cheveux
blonds s'échappaient en grosses boucles de dessous un large chapeau
de feutre noir chargé de plumes blanches capricieusement contournées
; elle tenait à la main une petite cravache terminée par un
sifflet dor. Elle m'en toucha légèrement et me dit : "Eh
bien, beau dormeur, est-ce ainsi que vous faites vos préparatifs
? Je comptais vous trouver debout. Levez-vous bien vite ; nous n'avons pas
de temps à perdre." Je sautai à bas du lit.
"Allons, habillez-vous et partons", dit-elle en me montrant du
doigt un petit paquet qu'elle avait apporté ; "les chevaux s'ennuient
et rongent leur frein à la porte. Nous devrions déjà
être à dix lieues d'ici."
Je m'habillai en hâte, et elle me tendait
elle-même les pièces du vêtement, en riant aux éclats
de ma gaucherie, et en m'indiquant leur usage quand je me trompais. Elle
me donna du tour à mes cheveux, et, quand ce fut fait, elle me tendit
un petit miroir de poche en cristal de Venise, bordé d'un filigrane
d'argent, et me dit : Comment te trouves-tu ? Veux-tu me prendre à
ton service comme valet de chambre ?
Je n'étais plus le même, et je ne me reconnus pas. Je ne me
ressemblais pas plus qu'une statue achevée ne ressemble à
un bloc de pierre. Mon ancienne figure avait l'air de n'être que l'ébauche
grossière de celle que réfléchissait le miroir. J'étais
beau, et ma vanité fut sensiblement chatouillée de cette métamorphose.
Ces élégants habits, cette riche veste brodée, faisaient
de moi un tout autre personnage, et j'admirais la puissance de quelques
aunes d'étoffe taillées d'une certaine manière. L'esprit
de mon costume me pénétrait la peau, et au bout de dix minutes
j'étais passablement fait.
Je fis quelques tours par la chambre pour me donner de l'aisance. Clarimonde
me regardait d'un air de complaisance maternelle et paraissait très
contente de son oeuvre. "Voilà bien assez d'enfantillage, en
route, mon cher Romuald ! nous allons loin et nous n'arriverons pas."
Elle me prit la main et m'entraîna. Toutes les portes s'ouvraient
devant elle aussitôt qu'elle les touchait, et nous passâmes
devant le chien sans l'éveiller.
A la porte, nous trouvâmes Margheritone ; c'était l'écuyer
qui m'avait déjà conduit ; il tenait en bride trois chevaux
noirs comme les premiers, un pour moi, un pour lui, un pour Clarimonde.
Il fallait que ces chevaux fussent des genets d'Espagne, nés de juments
fécondées par le zéphyr ; car ils allaient aussi vite
que le vent, et la lune, qui s'était levée à notre
départ pour nous éclairer, roulait dans le ciel comme une
roue détachée de son char ; nous la voyions à notre
droite sauter d'arbre en arbre et s'essouffler pour courir après
nous. Nous arrivâmes bientôt dans une plaine où, auprès
d'un bouquet d'arbres, nous attendait une voiture attelée de quatre
vigoureuses bêtes ; nous y montâmes, et les postillons leur
firent prendre un galop insensé. J'avais un bras passé derrière
la taille de Clarimonde et une de ses mains ployée dans la mienne
; elle appuyait sa tête à mon épaule, et je sentais
sa gorge demi nue frôler mon bras. Jamais je n'avais éprouvé
un bonheur aussi vif. J'avais oublié tout en ce moment-là,
et je ne me souvenais pas plus d'avoir été prêtre que
de ce que j'avais fait dans le sein de ma mère, tant était
grande la fascination que l'esprit malin exerçait sur moi. A dater
de cette nuit, ma nature s'est en quelque sorte dédoublée,
et il y eut en moi deux hommes dont l'un ne connaissait pas l'autre. Tantôt
je me croyais un prêtre qui rêvait chaque soir qu'il était
gentilhomme, tantôt un gentilhomme qui rêvait qu'il était
prêtre. Je ne pouvais plus distinguer le songe de la veille, et je
ne savais pas où commençait la réalité et où
finissait l'illusion. Le jeune seigneur fat et libertin se raillait du prêtre,
le prêtre détestait les dissolutions du jeune seigneur. Deux
spirales enchevêtrées l'une dans l'autre et confondues sans
se toucher jamais représentent très bien cette vie bicéphale
qui fut la mienne. Malgré l'étrangeté de cette position,
je ne crois pas avoir un seul instant touché à la folie. J'ai
toujours conservé très nettes les perceptions de mes deux
existences. Seulement, il y avait un fait absurde que je ne pouvais m'expliquer
: c'est que le sentiment du même moi existât dans deux hommes
si différents. C'était une anomalie dont je ne me rendais
pas compte, soit que je crusse être le curé du petit village
de..., ou il signor Romualdo, amant en titre de la Clarimonde.
Toujours est-il que j'étais ou du moins que je croyais être
à Venise ; je n'ai pu encore bien démêler ce qu'il y
avait d'illusion et de réalité dans cette bizarre aventure.
Nous habitions un grand palais de marbre sur le Canaleio, plein de fresques
et de statues, avec deux Titiens du meilleur temps dans la chambre à
coucher de la Clarimonde, un palais digne d'un roi. Nous avions chacun notre
gondole et nos barcarolles à notre livrée, notre chambre de
musique et notre poète. Clarimonde entendait la vie d'une grande
manière, et elle avait un peu de Cléopâtre dans sa nature.
Quant à moi, je menais un train de fils de prince, et je faisais
une poussière comme si j'eusse été de la famille de
l'un des douze apôtres ou des quatre évangélistes de
la sérénissime république ; je ne me serais pas détourné
de mon chemin pour laisser passer le doge, et je ne crois pas que, depuis
Satan qui tomba du ciel, personne ait été plus orgueilleux
et plus insolent que moi. J'allais au Ridotto, et je jouais un jeu d'enfer.
Je voyais la meilleure société du monde, des fils de famille
ruinés, des femmes de théâtre, des escrocs, des parasites
et des spadassins. Cependant, malgré la dissipation de cette vie,
je restai fidèle à la Clarimonde. Je l'aimais éperdument.
Elle eût réveillé la satiété même
et fixé l'inconstance. Avoir Clarimonde, c'était avoir vingt
maîtresses, c'était avoir toutes les femmes, tant elle était
mobile, changeante et dissemblable d'elle-même ; unvrai caméléon
! Elle vous faisait commettre avec elle l'infidélité que vous
eussiez commise avec d'autres, en prenant complètement le caractère,
l'allure et le genre de beauté de la femme qui paraissait vous plaire.
Elle me rendait mon amour au centuple, et c'est en vain que les jeunes patriciens
et même les vieux du conseil des Dix lui firent les plus magnifiques
propositions. Un Foscari alla même jusqu'à lui proposer de
l'épouser ; elle refusa tout. Elle avait assez d'or ; elle ne voulait
plus que de l'amour, un amour jeune, pur, éveillé par elle,
et qui devait être le premier et le dernier. J'aurais été
parfaitement heureux sans un maudit cauchemar qui revenait toutes les nuits,
et où je me croyais un curé de village se macérant
et faisant pénitence de mes excès du jour. Rassuré
par
l'habitude d'être avec elle, je ne songeais presque plus à
la façon étrange dont j'avais fait connaissance avec Clarimonde.
Cependant, ce qu'en avait dit l'abbé Sérapion me revenait
quelquefois en mémoire et ne laissait pas que de me donner de l'inquiétude.
Depuis quelque temps la santé de Clarimonde n'était pas aussi
bonne ; son teint s'amortissait de jour en jour. Les médecins qu'on
fit venir n'entendaient rien à sa maladie, et ils ne savaient qu'y
faire. Ils
prescrivirent quelques remèdes insignifiants et ne revinrent plus.
Cependant elle pâlissait a vue d'oeil et devenait de plus en plus
froide. Elle était presque aussi blanche et aussi morte que la fameuse
nuit dans le château inconnu. Je me désolais de la voir ainsi
lentement dépérir. Elle, touchée de ma douleur, me
souriait doucement et tristement avec le sourire fatal des gens qui savent
qu'ils vont mourir.
Un matin, j'etais assis auprès de son lit, et je déjeunais
sur une petite table pour ne la pas quitter d'une minute. En coupant un
fruit, je me fis par hasard au doigt une entaille assez profonde. Le sang
partit aussitôt en filets pourpres, et quelques gouttes rejaillirent
sur Clarimonde. Ses yeux s'éclairèrent, sa physionomie prit
une expression de joie féroce et sauvage que je ne lui avais jamais
vue. Elle sauta à bas du lit avec une agilité animale, une
agilité de singe ou de chat, et se précipita sur ma blessure
qu'elle se mit à sucer avec un air d'indicible volupté. Elle
avalait le sang par petites gorgées, lentement et précieusement,
comme un gourmet qui savoure un vin de Xérès ou de Syracuse
; elle clignait les yeux à demi, et la pupille de ses prunelles vertes
était devenue oblongue au lieu de ronde. De temps à autre
elle s'interrompait pour me baiser la main, puis elle recommençait
à presser de ses lèvres les lèvres de la plaie pour
en faire sortir encore quelques gouttes rouges. Quand elle vit que le sang
ne venait plus, elle se releva l'oeil humide et brillant, plus rose qu'une
aurore de mai, la figure pleine, la main tiède et moite, enfin plus
belle que jamais et dans un état parfait de santé.
"Je ne mourrai pas ! je ne mourrai pas ! dit-elle à moitié
folle de joie et en se pendant à mon cou ; je pourrai t'aimer encore
longtemps. Ma vie est dans la tienne, et tout ce qui est moi vient de toi.
Quelques gouttes de ton riche et noble sang, plus précieux et plus
efficace que tous les élixirs du monde, m'ont rendu l'existence.
"
Cette scène me préoccupa longtemps et m'inspira d'étranges
doutes à l'endroit de Clarimonde, et le soir même, lorsque
le sommeil m'eut ramené à mon presbytère, je vis l'abbé
Sérapion plus grave et plus soucieux que jamais. Il me regarda attentivement
et me dit : "Non content de perdre votre âme, vous voulez aussi
perdre votre corps. Infortuné jeune homme, dans quel piège
êtes-vous tombé !" Le ton dont il me dit ce peu de mots
me frappa vivement ; mais, malgré sa vivacité, cette impression
fut bientôt dissipée, et mille autres soins l'effacèrent
de mon esprit. Cependant, un soir, je vis dans ma glace, dont elle n'avait
pas calculé la perfide position, Clarimonde qui versait une poudre
dans la coupe de vin épicé qu'elle avait coutume de préparer
après le repas. Je pris la coupe, je feignis d'y porter mes lèvres,
et je la posai sur quelque meuble comme pour l'achever plus tard à
mon loisir, et, profitant d'un instant où la belle avait le dos tourné,
j'en jetai le contenu sous la table ; après quoi je me retirai dans
ma chambre et je me couchai, bien déterminé à ne pas
dormir et à voir ce que tout cela deviendrait. Je n'attendis pas
longtemps ; Clarimonde entra en robe de nuit, et, s'étant débarrassée
de ses voiles, s'allongea dans le lit auprès de moi. Quand elle se
fut bien assurée que je dormais, elle découvrit mon bras et
tira une épingle d'or de sa tête ; puis elle se mit à
murmurer à voix basse :
"Une goutte, rien qu'une petite goutte rouge, un rubis au bout de mon
aiguille !... Puisque tu m'aimes encore, il ne faut pas que je meure...
Ah! pauvre amour ! Ton beau sang d'une couleur pourpre si
éclatante, je vais le boire. Dors, mon seul bien ; dors, mon dieu,
mon enfant ; je ne te ferai pas de mal, je ne prendrai de ta vie que ce
qu'il faudra pour ne pas laisser éteindre la mienne. Si je ne t'aimais
pas tant, je pourrais me résoudre à avoir d'autres amants
dont je tarirais les veines ; mais depuis que je te connais, j'ai tout le
monde en horreur... Ah ! le beau bras ! comme il est rond ! comme il est
blanc ! Je n'oserai jamais piquer cette jolie veine bleue." Et, tout
en disant cela, elle pleurait, et je sentais pleuvoir ses larmes sur mon
bras qu'elle tenait entre ses mains. Enfin elle se décida, me fit
une petite piqûre avec son aiguille et se mit à pomper le sang
qui en coulait. Quoiqu'elle en eût bu à peine quelques gouttes,
la crainte de m'épuiser la prenant, elle m'entoura avec soin le bras
d'une petite bandelette après avoir frotté la plaie d'un onguent
qui la cicatrisa sur-le-champ.
Je ne pouvais plus avoir de doutes, l'abbé Sérapion avait
raison. Cependant, malgré cette certitude, je ne pouvais m'empêcher
d'aimer Clarimonde, et je lui aurais volontiers donné tout le sang
dont elle avait besoin pour soutenir son existence factice. D'ailleurs,
je n'avais pas grand'peur ; la femme me répondait du vampire, et
ce que j'avais entendu et vu me rassurait complètement ; j'avais
alors des veines plantureuses qui ne se seraient pas de sitôt épuisées,
et je ne marchandais pas ma vie goutte à goutte. Je me serais ouvert
le bras moi-même et je lui aurais dit : "Bois ! et que mon amour
s'infiltre dans ton corps avec mon sang !" J'évitais de faire
la moindre allusion au narcotique qu'elle m'avait versé et à
la scène de l'aiguille, et nous vivions dans le plus parfait accord.
Pourtant mes scrupules de prêtre me tourmentaient plus que jamais,
et je ne savais quelle macération nouvelle inventer pour mater et
mortifier ma chair. Quoique toutes ces visions fussent involontaires et
que je n'y participasse en rien, je n'osais pas toucher le Christ avec des
mains aussi impures et un esprit souillé par de pareilles débauches
réelles ou rêvées. Pour éviter de tomber dans
ces fatigantes hallucinations, j'essayais de m'empêcher de dormir,
je tenais mes paupières ouvertes avec les doigts et je restais debout
au long des murs, luttant contre le sommeil de toutes mes forces ; mais
le sable de l'assoupissement me roulait bientôt dans les yeux, et,
voyant que toute lutte était inutile, je laissais tomber les bras
de découragement et de lassitude, et le courant me rentraînait
vers les rives perfides. Sérapion me faisait les plus véhémentes
exhortations, et me reprochait durement ma mollesse et mon peu de ferveur.
Un jour que j'avais été plus agité qu'à l'ordinaire,
il me dit : "Pour vous débarrasser de cette obsession, il n'y
a qu'un moyen, et, quoiqu'il soit extrême, il le faut employer : aux
grands maux les grands remèdes. Je sais où Clarimonde a été
enterrée ; il faut que nous la déterrions et que vous voyiez
dans quel état pitoyable est l'objet de votre amour ; vous ne serez
plus tenté de perdre votre âme pour un cadavre immonde dévoré
des vers et près de tomber en poudre ; cela vous fera assurément
rentrer en vous-même." Pour moi, j'étais si fatigué
de cette double vie, que j'acceptai : voulant savoir, une fois pour toutes,
qui du prêtre ou du gentilhomme était dupe d'une illusion,
j'étais décidé à tuer au profit de l'un ou de
l'autre un des deux hommes qui étaient en moi ou à les tuer
tous deux, car une pareille vie ne pouvait durer. L'abbé Sérapion
se munit d'une pioche, d'un levier et d'une lanterne, et à minuit
nous nous dirigeâmes vers le cimetière de..., dont il connaissait
parfaitement le gisement et la disposition. Après avoir porté
la lumière de la lanterne sourde sur les inscriptions de plusieurs
tombeaux, nous arrivâmes enfin à une pierre à moitié
cachée par les grandes herbes et dévorée de mousses
et de plantes parasites, où nous déchiffrâmes ce commencement
d'inscription :
Ici gît Clarimonde
Qui fut de son vivant
La plus belle du monde.
...........................................
"C'est bien ici", dit Sérapion, et, posant à terre
sa lanterne, il glissa la pince dans l'interstice de la pierre et commença
à la soulever. La pierre céda, et il se mit à l'ouvrage
avec la pioche. Moi, je le regardais faire, plus noir et plus silencieux
que la nuit elle- même ; quant à lui, courbé sur son
oeuvre funèbre, il ruisselait de sueur, il haletait, et son souffle
pressé avait l'air d'un râle d'agonisant. C'était un
spectacle étrange, et qui nous eût vus du dehors nous eût
plutôt pris pour des profanateurs et des
voleurs de linceuls, que pour des prêtres de Dieu. Le zèle
de Sérapion avait quelque chose de dur et de sauvage qui le faisait
ressembler à un démon plutôt qu'à un apôtre
ou a un ange, et sa figure aux grands traits austères et profondément
découpés par le reflet de la lanterne n'avait rien de très
rassurant. Je me sentais perler sur les membres une sueur glaciale, et mes
cheveux se redressaient douloureusement sur ma tête ; je regardais
au fond de moi-même l'action du sévère Sérapion
comme un abominable sacrilège, et j'aurais voulu que du flanc des
sombres nuages qui roulaient pesamment au-dessus de nous sortît un
triangle de feu qui le réduisît en poudre. Les hiboux perchés
sur les cyprès, inquiétés par l'éclat de la
lanterne, en venaient fouetter lourdement la vitre avec leurs ailes poussiéreuses,
en jetant des gémissements plaintifs ; les renards glapissaient dans
le lointain, et mille bruits sinistres se dégageaient du silence.
Enfin la pioche de Sérapion heurta le cercueil dont les planches
retentirent avec un bruit sourd et sonore, avec ce terrible bruit que rend
le néant quand on y touche ; il en renversa le couvercle, et j'aperçus
Clarimonde pâle comme un marbre, les mains jointes ; son blanc suaire
ne faisait qu'un seul pli de sa tête à ses pieds. Une petite
goutte rouge brillait comme une rose au coin de sa bouche décolorée.
Sérapion, à cette vue, entra en fureur :
"Ah ! te voilà, démon, courtisane impudique, buveuse
de sang et d'or !" et il aspergea d'eau bénite le corps et le
cercueil sur lequel il traça la forme d'une croix avec son goupillon.
La pauvre Clarimonde n'eut pas été plus tôt touchée
par la sainte rosée que son beau corps tomba en poussière
; ce ne fut plus qu'un mélange affreusement informe de cendres et
d'os à demi calcinés. "Voilà votre maîtresse,
seigneur Romuald, dit l'inexorable prêtre en me montrant ces tristes
dépouilles, serez-vous encore tenté d'aller vous promener
au Lido et à Fusine avec votre beauté ?" Je baissai la
tête ; une grande ruine venait de se faire au dedans de moi. Je retournai
à mon presbytère, et le seigneur Romuald, amant de Clarimonde,
se sépara du pauvre prêtre, à qui il avait tenu pendant
si longtemps une si étrange compagnie. Seulement, la nuit suivante,
je vis Clarimonde ; elle me dit, comme la premièr fois sous le portail
de l'église : "Malheureux ! malheureux ! qu'as-tu fait ? Pourquoi
as-tu écouté ce prêtre imbécile ? n'étais-tu
pas heureux ? et que t'avais-je fait, pour violer ma pauvre tombe et mettre
à nu les misères de mon néant ? Toute communication
entre nos âmes et nos corps est rompue désormais. Adieu, tu
me regretteras." Elle se dissipa dans l'air comme une fumée,
et je ne la revis plus.
Hélas ! elle a dit vrai : je l'ai regrettée plus d'une fois
et je la regrette encore. La paix de mon âme a été bien
chèrement achetée ; l'amour de Dieu n'était pas de
trop pour remplacer le sien. Voilà, frère, l'histoire de ma
jeunesse. Ne regardez jamais une femme, et marchez toujours les yeux fixés
en terre, car, si chaste et si calme que vous soyez, il suffit d'une minute
pour vous faire perdre l'éternité.