TEMOIGNAGE DE
PROSPER MERIMEE

 

   "Un soir, les deux femmes de la maison nous avaient quittés depuis une heure environ et pour éviter de boire, je chantais à mon hôte quelques chansons de son pays, quand nous fûmes interrompus par des cris affreux qui partaient de la chambre à coucher ; il n'y en a qu'une ordinairement dans la maison, et elle sert à tout le monde. Nous courûmes armés et nous y vîmes un spectacle affreux. La mère, pâche et échevelée, soutenait la fille évanouie, encore plus pâle qu'elle-même et étendue sur une botte de paille qui lui servait de lit.
Elle criait :

- Un vampire ! Un vampire ! Ma pauvre fille est morte.

     Nos soins réunis firent revenir à elle la pauvre Khava. Elle avait vu, disait-elle, la fenêtre s'ouvrir et un homme pâle et enveloppé dans un linceul s'était jeté sur elle et l'avait mordue en tâchant de l'étrangler. Aux cris qu'elle avait poussés, le spectre s'était enfui et elle s'était évanouie. Cependant, elle avait reconnu dans le vampire un homme du pays, mort depuis plus de quinze jours et nommé Wieczany. Elle avait sur le cou une petite marque rouge ; mais je ne sais si ce n'était pas un signe naturel ou si quelque insecte ne l'avait pas mordue pendant son cauchemar... Au point du jour tout le village fut en mouvement. Les hommes étaient armés de fusils et de hanzards. Les femmes portaient des ferments rougis. Les enfants avaient des pierres et des bâtons. On se rendit au cimetière au milieu des cris et des injures dont on accablait le défunt. J'eus beaucoup de peine à me faire jour au milieude cette foule enragée et à me placer auprès de la fosse... Au moment où l'on enleva le drap le drap qui couvrait le coprs, un cri terriblement aigu me fit dresser les cheveux sur la tête : il était poussé par une femme à côté de moi :

- C'est un vampire ! Il n'est pas mangé des vers !
et cent bouches le répétèrent à la fois. En même temps vingt coups de fusil tirés mirent en pièce la
tête du cadavre, et le père et les parents de Khava le frappèrent encore à coups redoublés de leurs longs couteaux.

Des femmes recueillaient sur du linge la liqueur rouge qui sortait de ce corps déchiqeté afin d'en frotter le cou de la malade. Cependant plusieurs jeunes gens tirèrent le mort hors de la fosse et bien qu'il fût criblé de coups, ils prirent encore la précaution de le lier bien fortement sur un tronc de sapin ; puis ils le traînèrent, suivis de tous les enfants jusqu'à un petit verger en face de la maison. Là étaient préparés d'avance force fagots entremêlés de paille. Ils y mirent le feu puis jetèrent le cadavre et se mirent à danser autour et à crier à qui mieux mieux...
On entortilla le cou de la malade de ces lambeaux teints de la liqueur rouge et infecte qu'ils prenaient pour du sang et qui faisait un contraste affreux avec la gorge et les épaules à moitié nues de la pauvre Khava.

La Guzla (1827)