HISTOIRE DU COMTE DRACULA
LE PERSONNAGE HISTORIQUE
Vlad Tepes (L'empaleur) appartenait à la dynastie
régnante de Valachie, les Basarab, qui tiraient leur origine du fondateur
de l'Etat, Basarab Ier (vers 1316-1352). Le pays - que les sources nationales
désignent toujours sous le nom de "Tara Româneascà"
(le pays roumain ou pays des Roumains) - était délimité
par les Carpates méridionales, le Bas-Danube et la mer Noire. Son
premier centre politique -Curtea de Arges- se trouvait dans la région
des collines subcarpatiques d'où le nom de Muntenia (le pays de la
montagne) que lui donnent les sources étrangères principalement
polonaises, russes et moldaves.
La Valachie fut la première formation étatique
médiévale roumaine, devançant de quelques décennies
la Moldavie, sa voisine du nord-est. Cette dernière n'apparaît
sur la carte politique de l'Europe du sud-est qu'au milieu du XIVe siècle,
comme marche hongroise face aux Tatars de la Horde d'Or. Dans la seconde
moitié du siècle, la Moldavie attint ses frontières
naturelles, la Mer Noire, le Dnestr, le Bas-Danube et les Carpates orientales.
Elle était ainsi la voisine directe de la Lituanie, ce qui explique
son entrée dans la sphère politique polono-lituanienne après
l'union de Krevo en 1386.
La troisième province importante de la Roumanie
actuelle -La Transylvanie- faisait partie, au Moyen Age, du royaume de Hongrie.
Les rois arpadiens avaient colonisé là près des frontières
avec la future Valachie une population d'origine allemande connue sous le
nom de Sasi (Saxons), bien que ces colons fussent essentiellement originaires
de Flandre, du Luxembourg et de la vallée de la Moselle. Les saxons
de Transylvanie avaient l'obligation de monter la garde sur les Carpates
méridionales en échange de privilèges importants qui
firent la fortune de leurs villes, notamment de Brasov (Kronstadt) et de
Sibiu (Hermannstadt). Dans le courant des XIVe siècles, ces deux
villes constituèrent des véritables plaques tournantes pour
le commerce de la Hongrie et de l'Europe centrale avec le Levant, en passant,
bien évidemment, par la Valachie voisine.
Tout comme la Valachie et la Moldavie, la Transylvanie
avait à sa tête un voïvode. Mais là s'arrêtait
la ressemblance car le voïvode de Transylvanie était un fonctionnaire
nommé par le roi de Hongrie, tandis que ses homonymes valaque et
moldave étaient les chefs suprêmes du pays, isssus de la dynastie
régnante.
L'absence d'une règle stricte régissant
la succession des princes au trône avait eu des conséquences
désastreuses pour la stabilité politique des pays roumains.
Sommairement le système était caractérisé d'héréditaire-électif
: on élisait les princes toujours dans la famille régnante
(les Basarab en Valachie), mais tous les membres -bâtards inclus-
étaient susceptibles d'accéder au trône, d'où
des luttes intestines incessantes entre les différents partis et
les prétendants qu'ils soutenaient.
A ces difficultés internes s'ajoutaient la rivalité
et la confrontation, dans l'espace carpato-danubien, de deux Etats très
différents, mais possédant en commun la conscience d'une mission
de guerre sainte, l'un au nom de la Croix : la Hongrie, l'autre au nom du
Croissant : l'Empire Ottoman. Dans ces conditions, la Valachie subit, tout
au long du XVe siècle, le sort peu enviable de théâtre
des guerres turco-hongroises.
La Valachie était liée à chacun de
ces deux Etats par des liens d'une nature très particulière
: en tant que vassaux des rois de Hongrie, les princes valaques détenaient
de ceux-ci en fief deux régions dans le sud de la Transylvanie, à
savoir l'Amlas et le Fàgàras, habitées en majorité
par des Roumains. Quant à l'Empire Byzantin, de la Bulgarie et de
la Serbie, le voisin méridional de la Valachie sur tout le cours
du Danube inférieur, depuis les portes de Fer jusqu'à la Mer
Noire, soit environ un millier de kilomètres. Détenant militairement
quelques points stratégiques sur la rive gauche du fleuve (Giurgiu
et Turnu), les turcs essayaient, à l'aide des troupes irrégulières
des azaps et des akîngs, de dominer le pays et d'obtenir ainsi le
libre accès à la Transylvanie méridionale où
ils allaient piller les riches villes et villages saxons.
Le moyen privilégié que Turcs et Hongrois
employèrent pour dominer le pays fut l'installation que Turcs et
Hongrois employèrent pour dominer le pays fut l'installation de princes
fidèles à Târgoviste, la capitale de la principauté
de Valachie . Pour ce faire, ils n'hésitaient pas à envoyer
des corps expéditionnaires afin de chasser le prince régnant
et le remplacer par le candidat de leur choix. Si l'attaque réussissait,
l'ancien prince était décapité et le nouveau se déclarait
voïévode à son tour. Dans le cas où l'ancien prince
ne tombait pas prisonnier lors de l'attaque, il se réfugiait chez
ses protecteurs turcs ou hongrois d'où il préparait sa revanche.
Vlad Tepes et, avant lui son pére Vlad II Dracul
(le diable) en sont des exemples suggestifs. Envoyé en otage à
la Cour du roi Sigismond de Luxembourg en 1395, Vlad II réussit à
obtenir le trône de Valachie en 1436 seulement. Mais dès 1430
il s'était installé en Transylvanie, à Sighisoara (Schässburg),
d'où il guettait une occasion favorable pour s'emparer de l'héritage
paternel. C'est autour de cette dernière date qu'il faut placer la
naissance de son second fils, Vlad, plus connu sous le sobriquet de Dracula.
Nous ne connaissons pas le nom de sa mère ; elle était vraisemblablement
une dame de la noblesse hongroise. Par ailleurs, du côté de
sa grand-mère paternelle, la princesse Mara, épouse de Mircea
Ier (prince de 1386 à 1418), Dracula était apparenté
à nombre de grandes familles de l'aristocratie magyare.
Evincé du trône en 1442 à l'occasion
d'une guerre turco-hongroise, Vlad II Dracul fut rétabli en Valachie
deux ans plus tard. Ses deux fils mineurs Vlad, le futur Dracula, et son
demi-frère cadet, Radu, furent envoyés comme otages chez les
Turcs. Ayant choisi de faire sa paix avec les Turcs en 1477, Vlad II encourut
l'ire de Jean Hunyadi qui le défit lors d'une campagne éclair
au Sud des Carpates et installa un nouveau prince sur le trône valaque
Vladislav II (décembre 1447).
Durant l'année 1448 les hostilités entre
l'Empire Ottoman et la Hongrie allèrent en s'intensifiant pour culminer
avec la sévère défaite que les Chrétiens se
virent infliger en octobre à Kosovo. Profitant de l'absence de Vladislav
II, parti avec ses troupes combattre les Turcs, Mourad II envoya un corps
expéditionnaire qui installa Dracula comme prince de Valachie. Ce
premier règne ne dura que deux mois car, chassé par Vladislav
II, Dracula dut se réfugier en Moldavie et ensuite en Hongrie. Ce
fut finalement avec l'aide de Jean Hunyadi, l'assassin de son père,
que Vlad Tepes, appuyé aussi par un parti de Bojare, occupa le trône
Valaque en août 1456 lors d'une campagne où Vladislav II trouva
la mort.
Le premier acte de politique étrangère du
nouveau prince fut la conclusion d'un traité d'alliance avec le roi
de Hongrie Ladislas le Posthume qui incluait également les Saxons
de Transylvanie. Le traité avec ces derniers, en date du 6 septembre
1456, indique clairement les options politiques de Vlad : fidélité
au roi Ladislas, alliance avec la Hongrie et la Transylvanie contre les
Turcs, liberté de commerce en Valachie pour les Saxons, droit d'asile
en Transylvanie pour le prince ne cas de nécessitè, refoulement
éventuel des "réfugiés politiques", etc.
Ce faisant, Dracula abandonnait la politique protectionniste de son devancier
en accordant la priorité à l'alliance avec la Hongrie et avec
les villes saxonnes de Transylvanie.
Comme prix de son alignement inconditionnel le prince
valaque entendit récupérer les fiefs transylvains d'Amlas
et de Fàgàras que Vladislav II s'était vu confisquer
quelques années auparavant. Le Fàgàras figure dans
son titre dès la fin de l'année 1456, mais pas l'Amlas devenu
possession des Saxons de Hermannstadt (Sibiu).
Le long et sanglant conflit entre Vlad et les Saxons de
Sibiu et de Brasov prit ses racines dans les événements immédiatement
postérieurs à son accesion au trône. En effet, le 10
septembre 1456, Vlad annonçait aux bourgeois de Kronstadt (Brasov)
la venue d'un ambassadeur turc lui demandant le paiement du tribut (hàràg)
et le libre accès en Transylvanie pour les troupes ottomanes à
des fins de pillage. Dans l'impossibilité de s'opposer seul à
ces exigences, Dracula demanda à ses alliés de fraîche
date de lui envoyer en aide une troupe d'élite pour impressionner
les Turcs et les obliger à réduire leurs prétentions.
Le prince prenait Dieu à témoin quia.... plus de bonitate
vestra et stabilitate cogitamus quam nostra. Mais les Saxons n'ayant pas
répondu à ces appels pressants, Vlad se vit forcé d'envoyer
un de ses fils en otage et de payer tribut aux Turcs. Le montant du tribut
devait atteindre la somme de dix mille ducats d'or, ce qui reflète
bien la volonté de Mahomet II de faire payer cher au voïévode
roumain le prix de la paix.
Ce geste fut ressenti par le roi hongrois comme un acte
d'hostilité à l'égard de son pays et il se considéra
délié de son serment envers Dracula. Pour leur part, les bourgeois
de Brasov allaient abriter chez eux le prétendant Dan, tandis que
ceux de Sibiu installeront dans l'Amlas, le fief de Dracula, un autre prétendant
au trône valaque, le futur prince Vlad IV, dit le Moine (1482-1495).
Un troisième prétendant, Basarab (le futur prince Basarab
III, 1473-1477), se trouvait en même temps à Shighisoara (Schässburg),
toujours en Transylvanie.
Cette brusque hostilité des Saxons à l'encontre
de Vlad a été expliquée par les mesures protectionnistes
que le prince valaque prit en faveur des villes et des marchands de Valachie.
Par là, le prince roumain portait atteinte aux intérêts
des marchands de Transylvanie, principalement aux Saxons de Brasov et de
Sibiu qui bénéficiaient de privilèges douaniers pour
les marchandises allant en et venant de Valachie. A la suite de ces mesures
qui seront prises également par les successeurs de Dracula, les marchands
valaques remplaceront peu à peu les Saxons comme intermédiaires
dans le commerce levantin en Valachie et en Transylvanie, processus qui
durera environ un siècle.
Fidèle au but qu'il s'était proposé,
à savoir la récupération du fief transylvain de l'Amlas,
Vlad Tepes y fit une incursion au printemps de l'année 1457 en vue
de déloger le prétendant Vlad le Moine et de punir les habitants
qu'il tenait pour des sujets rebelles à leur véritable seigneur.
Cette action s'insérait dans une confrontation de plus grande envergure
qui embrassa la Transylvanie et la Hongrie tout entière. Il s'agissait
du conflit entre deux partis de la noblesse hongroise, conflit exacerbé
par la mort de Ladislas le Posthume le 23 novembre 1457. Après des
consultations mouvementées, la diète hongroise élut
Mathias, fils cadet de Jean Hunyadi, roi le 24 janvier 1458, non sans lui
imposer une rigoureuse Wahlcapitulation (contrat). Ainsi, aux termes de
l'article deux, le roi était tenu d'assurer la défense du
pays à ses propres frais et avec ses propres troupes ; il ne pouvait
demander la levée des troupes de la noblesse laïque et ecclésiastique
qu'en cas d'extrême danger : cette mesure réduisait considérablement
les initiatives du nouveau roi Mathias était nommé gouverneur
du pays pour cinq ans, afin d'aider le jeune roi (il n'avait pas encore
15 ans) dans la conduite des affaires.
Mais, très vite, Mathias Corvin se débarrassa
de la tutelle de son oncle, dont un des "péchés"
aura été son zèle immodéré pour la Croisade,
action dans laquelle il désirait imiter son illustre beau-frère,
Jean Hunyadi. En moins d'un an de règne, le jeune roi comprit qu'il
était indispensable de récupérer la sainte couronne
de Hongrie qui se trouvait entre les mains de l'empereur Frédéric
III. Car, sans couronne et, par conséquent, sans couronnement, la
légitimité du nouveau roi pouvait être aisément
réfutée et son autorité contestée, d'autant
plus qu'une bonne partie des magnats hongrois était favorable aux
pretentions de l'empereur à la couronne de Hongrie, craignant avec
raison la domination autoritaire de Mathias.
Face à cette menace, Mathias Corvin réagit
en renouant ou en améliorant ses relations avec Brasov et Sibiu ;
puis, en août, il pardonna aux Saxons tous les excès qu'ils
avaient commis durant la guerre des années précédentes.
En clair cela signifiait pour Mathias Corvin, mais aussi pour Vlad Tepes,
l'arrêt de toute hostilité à l'égard des villes
saxonnes. Mathias lui envoya en ambassade le 10 septembre 1458 Benoît
de Boithor in certis factis nostris et magne importancie rebus, mais sans
réussir à améliorer de manière durable les relations
avec le prince valaque. Ce dernier sévit dans les années 1458-1459
contre les marchands de Brasov qui, en dépit de l'interdiction, essayaient
d'atteindre le port danubien de Bràila. Cet événement,
raconté dans les récits allemands et dans le poème
de Michel Beheim, fut accompagné d'autres mesures de représailles
que les lettres du prétendant Dan Décrivent en détail.
Sur ces entrefaits, la mort du pape Calixte III et l'élection,
le 27 août 1458, d'Aneas Silvius Piccolomini sous le nom de Pie II,
donnèrent à l'idée de Croisade une nouvelle impulsion.
Le nouveau pape allait oeuvrer durant tout son pontificat à mettre
sur pied une grande campagne pour expulser d'Europe Mahomet II. Le souverain
pontife considérait Mathias Corvin comme l'un des protagonistes virtuels
de la Croisade et comme le fer de lance destiné à porter les
premiers coups aux Infidèles.
Dans un premier temps, le jeune roi répondit aux
espérances du pape par des prouesses au-delà de toute attente.
La rivalité turco-hongroise pour le despotat de Serbie allait lui
fournir l'occasion d'intervenir au sud du Danube en cette même année
1458. Vers le début du mois d'octobre, les Hongrois infligèrent
une sévère défaite aux troupes ottomanes placées
sous les ordres du grand vizir Mahmoud pacha, qui venait de conquérir
plusieurs forteresses et d'inquiéter Belgrade. A la lumière
des renseignements fournis par une chronique italienne anonyme (La progenia
Cassa de'Octomani, XVe siècle) il est permis de supposer que la victoire
remportée par Mathias Corvin sur les Turcs fut précédée
par une première rencontre de ces derniers avec les Roumains, rencontre
dont Dracula sortit vainqueur.
On pourrait espérer qu'à la suite de cette
éclatante victoire sur les Turcs, le jeune roi allait poursuivre
les opérations militaires en Serbie. Mais ce fut le contraire qui
se produisit : le 15 octobre 1458, Mathias Corvin fit arrêter son
oncle Michel Szilàgyi à Belgrade, et l'armée hongroise
fit demi-tour. Vu que Michel Szilàgyi était l'ardent partisan
d'une croisade antiottomane, il était à craindre que la décision
du roi ne sonnât le glas de cette entreprise. Car, plus que jamais,
Mathias Corvin poursuivait avec acharnement son but principal : être
reconnu comme roi de Hongrie par l'empereur Frédéric III.
Cette préoccupation constante du roi est un facteur
essentiel pour une meilleure compréhension de son attitude envers
Vlad et envers le danger turc en général. Le 17 février
1459, une importante assemblèe de magnats hongrois élisait
Frédéric III comme roi de Hongrie et rendait public un manifeste
appelant la population du pays à reconnaître cette élection.
Couronnée le 4 mars à Wiener Neustadt, Frédéric
s'intitula désormais roi de Hongrie et ses descendants réussirent
à s'emparer, en 1527, du trône hongrois pour quatre siècles.
Pour le moment la guerre civile reprit en Hongrie, au
grand mécontentement de Pie II qui voyait compromis ses efforts en
vue d'organiser une grande assemblée à Mantoue et qui réitéra
donc ses appels à la paix et en faveur de la Croisade. Lors de l'ouverture
des travaux du congrès de Mantoue, le 26 septembre 1459, le pape
fit le bilan des succès des Turcs, "peuple assoiffé de
notre sang qui, aprés avoir soumis la Grèce, a déjà
l'épée placée sur le flanc de la Hongrie". Bien
que la diète se fût achevée par l'adoption d'une décision
unanime de continuer la guerre contre les Ottomans, la position de Venise,
aussi bien que celle de la délégation impériale, empêcha
que l'on passât aux actes. Néanmoins, le 14 janvier 1460, Pie
II donna lecture de la bulle annonçant la Croisade.
On peut mettre en relation les travaux de la diète
de Mantoue et la décision du voïévode Vlad de cesser
le paiement du tribut aux Turcs en cette même année 1460. Le
prince s'employa aussi à briser l'opposition des bojare du parti
pro-turc par quelques exécutions et le remaniement du conseil princier,
mais le nombre des victimes n'a jamais pu atteindre les cinq cents personnes
dont parle Michel Beheim. L'imminence de la croisade ne faisait plus de
doute et Pie II redoubla d'efforts pour obtenir la conclusion de la paix
entre Frédéric III, promu au rang de commandant général
des troupes chrétiennes, et Mathias Corvin. A ce dernier le pape
offrit, dès le 20 février 1460, 40 000 ducats en cas de guerre
avec les Turcs, à condition de ne conclure avec Mahomet II aucune
paix séparée.
Mais Mathias Corvin ne désirait pas s'engager contre
les Turcs comme le souhaitaient le pape et Dracula. On peut croire donc
qu'il ait toléré que le prince Dan, un cousin du voïévode
roumain, tente de s'emparer du trône de Valachie. Ce prétendant
proclamait partout à cor et à cri l'aide que le roi et les
villes saxonnes, surtout celle de Brasov, lui accordaient sans réserve.
Son expédition eut lieu aux alentours de Pâques (13 avril cette
année) : en effet, le 22 juin, un certain Blasius annonçait
de Pest aux bourgeois de Bartfa (Bardejov, en tchécoslovaquie) la
défaite et la décapitation de Dan par Dracula et les sévices
du vainqueur à l'encontre des partisans du défunt.
L'expédition de représailles de Dracula
contre la ville de Brasov survint au mois de mai de la même année.
Le voïévode avait retenu une grande ambassade des Saxons (cinquante-cinq
personnes en tout) pendant environ cinq semaines, afin de se ménager
l'effet de la surprise. A cette occasion furent brûlés les
faubourgs de Brasov, l'église Saint-Barthélemy, furent attaqués
Codlea (Zeiding) et vraisemblablement Bod (Beckendorf) et eurent lieu des
empalements près de la chapelle Saint-Jacques à Brasov que
décrivent les récits allemands. Une autre campagne du voïévode
valaque se place le 24 août 1460 : elle était dirigée,
cette fois, contre les habitants rebelles des fiefs transylvains d'Amlas
et de Fàgàras.
Devant cette réplique énergique, les Saxons
transylvains se virent contraints d'entamer des négociations et un
armistice fut conclu vers le 6 septembre. Bien que nous manquions de documents
sur la suite des négociations, il semble qu'après cette date
-automne 1460- il n'y eut plus de conflits armés entre Dracula et
les villes saxonnes de Transylvanie. Cela signifie pas pour autant que les
anciens ressentiments fussent oubliés.
La trêve de Dracula avec les Saxons suivit la prolongation
de l'armistice entre Frédéric III et Mathias Corvin jusqu'en
février 1461. A l'expiration de cet armistice, la pression hongroise
et autrichienne sur l'armée impériale obligea le Habsbourg
à ouvrir des négociations. Au début de l'année
1462, l'évêque Jean Vitéz se rendit à Graz où
il rencontra le légat pontifical Jérôme Landus, évêque
de Crète et réussit à élaborer avec Frédéric
un projet de traité. Les six points prévoyaient notamment
: l'octroi du titre de "roi de Hongrie" à l'empereur ;
celui-ci adopterait Mathias comme fils et ce dernier prendrait l'empereur
comme père ; ils seraient dorénavant liés par une alliance
contre tout ennemi à l'exception du pape ; comme preuve de ses intentions
paternelles, Frédéric rendrait à Mathias la couronne
hongroise ; si le roi Mathias mourait sans héritiers légitimes,
la couronne reviendrait à l'empereur et à ses descendants.
Les deux autres points de l'accord avaient trait à l'amnistie générale
accordée par les deux parties et au sort de plusieurs villes frontalières
occupées par les troupes impériales.
C'était là le texte officiel de la convention,
destiné à être rendu public. Mais trois clauses au moins
devaient rester secrètes : le roi Mathias s'obligeait à payer
à l'empereur 80 000 ducats d'or pour prix de la couronne ; il devait
également renoncer à l'alliance avec l'archiduc Albert d'Autriche,
le frére de Frédéric III, et, chose encore plus grave
pour sa dynastie, il s'engageait à ne pas se remarier.
En dépit de leur extrême dureté, les
conditions de paix furent acceptées par Mathias, décidé
qu'il était à récupérer sa couronne. Afin de
lever l'importance somme qu'exigeait l'empereur, le roi de Hongrie convoqua
la diète à Bude pour le 10 mai 1462.
Tandis que Mathias Corvin guerroyait ou menait des tractations
avec le Habsbourg, Mahomet II confirmait les pires craintes du pape. Après
avoir occupé la Serbie (1458-1459) et la Morée (1460), le
Sultan se consacra, durant l'année 1461, aux affaires d'Asie, mettant
fin à l'empire des Grands Commènes de Trébizonde et
à l'Etat turc de Sinope. Il laissait ainsi le front du Danube presque
dégarni de troupes, mais, chose paradoxale, les Hongrois ne profitèrent
pas de la situation, alimentant ainsi les bruits qui couraient au sujet
d'une paix secrète conclue avec les Turcs en 1461.
Toutefois les calculs de Mathias furent contrecarrés
par les hostilités que Vlad Tepes entreprit contre les Ottomans au
début de l'année 1462. Ces hostilités furent précédées
par des manoeuvres diplomatiques pour convaincre Vlad d'abandonner les Hongrois
et de renoncer au mariage qu'il projetait avec une proche parente du roi
Mathias. Toutes les sources contemporaines s'accordent, de plus, à
considérer que les Turcs essayèrent une ruse pour capturer
Dracula. Le résultat fut le contraire de celui qui était escompté,
et le prince valaque fit empaler les deux envoyés Ottomans, Hamza
bey de Vidin et le grec Thomas Catabolènos, secrétaire du
Sultan, sur des pals plus hauts que la moyenne.
La riposte du voïévode roumain fut un raid
dévastateur, effectué en plein hiver avec une traversée
du Danube, gelé de Vidin à l'embouchure, sur un front d'environ
mille kilomètres. Vlad s'attaqua surtout aux villes et villages bulgares
ou turcs, détruisant systématiquement tous les gués,
tuant ou ramenant sur la rive gauche du fleuve des milliers de chrétiens.
Rendant compte de tout cela au roi de Hongrie, Vlad y ajouta le bilan de
cette sanglante aventure : 23 883 morts "sans compter ceux qui ont
été brûlés vifs dans leurs maisons ou dont les
têtes n'ont pas été présentées à
nos fichiers".
Afin d'obtenir plus facilement l'assistance de Mathias,
le prince valaque avait épargné le gué de Vidin : c'était
choisir à l'avance le terrain de la confrontation, à 200 kilomètres
à l'est de Belgrade et près des voies d'accès menant
au Banat et en Transylvanie.
Dans sa lettre Vlad avait demandé au roi de Hongrie
de lui fournir de l'aide avant la Sainte-Grégoire (12 mars). Or,
eût-il voulu le faire, Mathias ne pouvait accéder à
cette demande : il venait de convoquer la diète à Bude pour
le 10 mai afin d'obtenir l'argent nécessaire au rachat de la couronne.
Après avoir acquis le soutien des villes, de la noblesse et du clergé
pour cette affaire, le roi envoya en mai un ambassadeur au pape afin de
demander à nouveau les subsides promis. Par ailleurs, il venait de
faire la paix avec Jan Giskra de Brandys, le terrible condottiere tchèque,
auquel le roi s'engagea à payer 40 000 florins d'or, tout en lui
cédant plusieurs châteaux forts.
Sur ces entrefaites, Mahomet II il avait fait ses préparatifs
en vue d'une grande campagne. L'armée (forte de 60 000 hommes, c'était
la plus importante depuis celle qui avait permis la prise de Constantinople)
et la flotte se réunirent de mars à avril 1462. On apprit
à Bude que le Grand Turc s'était mis en marche de Stamboul,
trois jours après la Saint-Georges (26 avril), pour "détruire
le Valaque" ; trois cents navires devaient faciliter le passage des
troupes de Vidin. Pour ce qui est de Vlad, la même source affirme
que, après avoir mis en sécurité suxu a monti les femmes
et les enfants, il avait appelé sous les armes tous les hommes valides
à partir de l'âge de douze ans. A la tête d'une armée
estimée de 30 000 hommes, il se préparait à affronter
le vainqueur de Constantinople et montait la garde sur le Danube. Cependant,
l'avance de la flotte turque dans la mer Noire le contraignit à dépêcher
un corps de sept mille hommes pour défendre la forteresse de Kilia,
menacée aussi par le prince de Moldavie Etienne, son ancien protégé.
Mathias Corvin avait promis de se mettre en marche aussitôt
la diète close. Mais il faut préciser en se faveur que la
menace turque semblait dirigée, au moins en partie, contre Belgrade,
car Mahomet II n'avait pas oublié la défaite subie en 1456
devant cette "clef" du royaume de Hongrie. A cela s'ajoutait le
manque chronique d'argent qui risquait de paralyser les actions du roi.
Les rapports de l'ambassadeur vénitien Pierre de Tommasi sont très
clairs à ce sujet. Les grands seigneurs hongrois partageaient cette
opinion, disait encore l'ambassadeur, en déplorant que le roi n'eût
reçu plus tôt l'argent réuni en vue de la Croisade,
car le sultan aurait fait des propositions de paix au roi que ce dernier
avait refusée, espérant l'aide des puissances chrétiennes.
Et l'ambassadeur de reprendre ce qu'il avait déjà écrit
: il lui semblait que les nobles hongrois, "poussés au désespoir
par la nécessité" (où ils se trouvent) étaient
prêts à avoir recours à un subterfuge (scapucio) "entraînant
la ruine de tous les chrétiens".
Ces affirmations, pourtant fort précises, n'ont
pas été prises en considération jusqu'à ce jour
dans le problème qui nous intéresse. Elles éclairent
pourtant d'un jour nouveau l'atmosphère de la cour de Bude, déchirée
par des tendances contradictoires mais unanime sur un point : tant que le
roi Mathias n'aurait été couronné, son autorité
se trouverait toujours remise en question. Et, il faut bien le reconnaître,
c'était là la voix de la raison.
Le mois de juin 1462 allait être décisif
pour la poursuite de cette croisade tardive. L'armée turque réussit,
malgré des pertes insignes, à forcer le Danube le 4 juin.
Au bout de deux semaines de harcellements, Vlad attaqua par surprise dans
la nuit du 17 au 18 juin, le camp turc : il infligea de lourdes pertes aux
Ottomans, mais sans parvenir à tuer Mahomet II comme il s'était
proposé.
Après cette confrontation, l'armée turque
arriva devant Târgoviste, la capitale du pays, mais là elle
fut prise sous le feu nourri des canons qui défendaient la place.
Mahomet II ne s'arrêta pas pour assiéger la ville et continua
sa progression vers l'est. N'ayant pas réussi à capturer le
prince roumain ni à détruire son armée, le sultan sonna
la retraite et, au début du mois de juillet, regagnait Istanbul.
Quant à la flotte, elle avait été vaincue devant Kilia
que défendait, depuis 1448, une garnison hongroise.
Cette invasion du pays avait été rendue,
en partie, possible par les sympathies que les Turcs y avaient trouvées
: des éléments de la noblesse roumaine en opposition à
Vlad avaient aidé les envahisseurs. Ceux-ci avaient même bénéficié
de l'appui du frère du voïévode, Radu le Bel, que Mahomet
II, en se retirant, laissa avec un corps d'armée turque à
Bràila.
Sur ces entrefaits, le roi de Hongrie continuait d'attendre
les subsides de Venise et du pape pour se mettre en marche contre les turcs.
Les nouvelles de Valachie -retraite de l'armée par son propre frère
et qui se trouvait en butte à l'hostilité du voïévode
Etienne de Moldavie ainsi qu'à celle des Saxons de Transylvanie-
n'étaient pas de nature à hâter l'intervention de Mathias
Corvin. Son départ de Bude eut lieu à la fin du mois de juillet,
mais le roi arriva en Transylvanie seulement en septembre : peu avant le
30 il atteignit Sibiu. Cette lenteur calculée lui permit de rassembler
des informations importantes et de décider, en connaissance de cause,
du cours à donner à sa campagne.
Durant son long séjour à Sibiu (septembre-octobre)
et à Brasov (novembre et une partie de décembre 1462), le
roi de Hongrie fut informé par les bourgeois saxons de leur situation
: les différentes mesures prises par Dracula à leur encontre
et la fermeture de la route nui au royaume tout entier, mais la présence,
depuis juillet 1462, à Bràila, du prince Radu le Bel, semble
avoir permis la réouverture de cette voie de commerce. En conséquence,
les bourgeois saxons, les Szeklers et une bonne partie de la noblesse transylvaine
avaient, bien avant l'arrivée du roi de Hongrie à Sibiu et
Brasov, embrassé le parti de Radu.
Cette décision des Transylvains revêtait
un poids autrement important lorsqu'il s'agissait de la contribution pécuniaire
destinée au rachat de la couronne hongroise. L'alternative qui se
présentait à Mathias était néanmoins délicate
: d'un côté, les puissances chrétiennes lui avaient
avancé des sommes importantes pour attaquer Mahomet II, qui, de son
côté, appréhendait une attaque hongroise en Serbie et
en Grèce, de l'autre, les villes saxonnes et la noblesse transylvaine
ne manifestaient aucun enthousiasme pour attaquer les Turcs et venir en
aide à Dracula, avec lequel elles avaient un contentieux très
chargé. Le soutien de cette riche province, dont les revenus représentaient
duo terci di questo regno il meglio selon l'ambassadeur vénitien,
était vital pour le roi Mathias. Même si, au début,
le jeune roi (il n'avait pas encore vingt ans) avait été séduit
par l'idée d'une croisade, à son arrivée à Sibiu
et à Brasov, ses intentions changérent entièrement.
Il est vraisemblable que le récit que les Saxons lui firent des représailles
subies de la part du prince valaque, à l'aide d'un texte écrit,
semble-t-il, représailles pour lesquelles ils demandaient réparation,
a dû impressionner la sensibilité du roi.
Ces récits, vrais ou faux, poussèrent Mathias
Corvin lors de sa rencontre avec Vlad, à adopter une attitude franchement
hostile envers ce dernier et à le jeter en prison.
Officiellement, l'arrestation de Dracula serait due aux
lettres qu'il aurait adressées au sultan Mahomet II, Mahmoud pacha
et ad Thoenone dominum (probablement Etienne, prince de Moldavie), dans
lesquelles le voïévode valaque se serait engagé à
trahir le roi de Hongrie et à le livrer aux Turcs pour obtenir le
pardon de ces derniers.
Les historiens roumains ont généralement
considéré cette pièce comme un faux fabriqué
par les Saxons de Transylvanie afin d'emporter la décision du roi
de lâcher Dracula, auquel on colla l'épithète infamante
de traîte. Toujours est-il que le roi se chargea d'éliminer
le prince valaque pour un temps de la vie politique.
Cette capture de Vlad donna lieu, dès janvier 1463,
à des explications dont Mathias Corvin chargea ses ambassadeurs auprès
de Venise et auprès du pape. La tâche délicate d'exposer
le point de vue hongrois aux deux puissances incomba à l'évêque
de Csànad qui présenta, à l'appui de ses dires, les
textes contenant les preuves de la "trahison" et les "inhumaines
cruautés" de Dracula.
Dans la réponse qu'elle lui fit le 15 janvier 1463,
Venise semble avoir accepté les explications de Mathias : en effet,
elle ettendait toujours le retour de son ambassadeur de Hongrie et, de plus,
elle ne pouvait se permettre une enquête trop poussée car la
guerre de la Sérénissime avec les Ottomans était sur
le point d'éclater.
Pie II, à son tour, accepta lui aussi les explications
de l'ambassadeur hongrois tout en demandant, par ailleurs, à son
légat Nicolas de Modrùs (Modrussa), de se rendre à
Bude et de prendre des renseignements directement de la bouche du roi de
Hongrie.
Rassuré de ce côté, Mathias Corvin
put se consacrer à son but principal qui était, plus que jamais,
le rachat de la couronne et la conclusion d'un traité avec Frédéric
III. Une délégation hongroise forte de 3 000 cavaliers se
présenta à la mi-juin à Wiener Neustadt, en apportant
les 80 000 ducats nécessaires à la transaction. Le traité
fut conclu le 19 juillet 1463, l'argent versé cinq jours plus tard
et la couronne apportée à Bude en grande pompe dans le courant
du mois d'août.
Mathias Corvin fut couronné roi de Hongrie le 29
mars 1464 après une campagne victorieuse en Bosnie. Mais la joie
du couronnement passée, de nouveaux soucis vinrent assaillir le jeune
roi : la reconquête de la Bosnie par Mahomet II et la mort de Pie
II. En mourant, le 15 août 1464, le pape avait enjoint aux Cardinaux
de poursuivre la croisade et d'envoyer au roi de Hongrie les 40 000 ducats
promis pour cette année là. Ce dernier reçut la somme,
mais la croisade fut abandonnée. Et, à la suite de la réoccupation
turque de la Bosnie, le nouveau pape Paul II (le Vénitien Pierre
Bardo) reprocha, dès 1465, au souverain hongrois, d'avoir utilisé
dans son propre intérêt l'argent destiné à la
croisade. Ces accusations rejoignaient tant celles de Frédéric
III que celles de la Sérénissime qui n'avaient pas tardé
à voir clair dans le jeu du roi de Hongrie.
En tout cas, pendant dix ans, Mathias Corvin ne prit aucune
intiative vis-à-vis du Grand Turc. Ce n'est qu'en 1475 qu'il entendit
se consacrer de nouveau aux problèmes Ottomans : dans ce but, il
convoqua la diète hongroise à Bude, le 24 avril, pour faire
lever un impôt d'un florin d'or par foyer, afin de reprendre la lutte
contre les Turcs. Il demanda également des subsides au pape Sixt
IV et à Venise, s'assura l'alliance des bourgeois de Sibiu en leur
confirmant les privilèges de commerce et, avec la même intention,
fit des donations à ceux de Bistrita, dans le nord de la Transylvanie.
De son côté, Mahomet II choisi la même
année pour attaquer et conquérir, en juin, les colonies italiennes
de Crimée, notamment Caffa, Tana et Théodoro-Mangoup, principauté
alliée à la Moldavie. Mais, fait plus grave encore et de portée
incalculable, la suzeraineté de la Porte s'étendit sur le
Khanat tatar de Crimée, appelé à devenir un allié
terriblement efficace de la politique Ottomane en Europe orientale. Cette
manoeuvre d'encerclement obligea Etienne le Grand, le prince de Moldavie,
à conclure avec Mathias Corvin, le 12 juillet 1475, un traité
d'alliance dirigé contre les Turcs. Le prince moldave jurait fidélité
à la couronne hongroise et s'engageait à venir en aide au
roi contre quiconque, à l'exception du roi de Pologne.
Restait encore à entraîner la Valachie dans
l'alliance anti-Ottomane : dans ce but, Mathias Corvin installa Vlad Tepes
en Transylvanie, près de Cluj, et lui versa une pension de 200 florins.
Dracula y resta jusqu'à la fin de l'année suivante, car le
roi de Hongrie hésitait à lui rendre le trône de Valachie
: en effet, le prince Basarab III Laiotà (1473-1474, 1475-1476) avait
fait sa paix avec Mathias et se trouvait en bonnes relations avec les Saxons,
tout en payant tribut aux Turcs. Dans l'attente d'un moment favorable pour
réaliser ses plans, Dracula reprit du service dans l'armée
hongroise.
Voici pourquoi ses premiers faits d'armes depuis qu'il
avait retrouvé la liberté, Vlad les accomplit dans la campagne
d'hiver de Mathias Corvin contre Sabac (janvier-février 1476). La
lettre du nonce, le minorite Gabriele Rangoni, évêque d'Erlau
(Eger), adressée au pape le 7 mars 1476 contient des détails
vivants sur l'attaque et la conquête de Srebrnica, de Kuslat et de
Zwornik.
La réplique de Mahomet II ne se fit pas attendre.
A la tête d'une forte armée, le sultan entrait en campagne
contre la Moldavie au mois de mai 1476. L'action du sultan devait se conjuguer
avec celle des Tatars de Crimée et des Valaques de Basarab III. Face
à ce déploiement de forces, la Moldavie se trouva seule. En
vain Venise enjoignit à son ambassaseur à Bude de tout mettre
en oeuvre afin de déterminer le roi de Hongrie à se porter
sans retard à la rescousse d'Etienne le Grand. L'armée massée
en Transylvanie sous les ordres du voïévode de cette province,
Etienne Bathory, et de Vlad Tepes, forte de trente mille hommes, arriva
trop tard en Moldavie pour empêcher la défaite du prince moldave
le 26 juillet 1476 à Valea Albà (Razboieni). Néanmoins
les troupes hongroises et transylvaines contribuèrent à l'élimination
des Turcs dispersés à travers le pays, et le chroniqueur autrichien
Jacob Unrest attribue à "Trackhel Weyda" une victoire remportée
sur le Siret vers le 15 juillet.
La campagne pour l'installation de Vlad sur le trône
de Valachie eut lieu la même année, en octobre-novembre. Comme
gage de ses bonnes intentions à l'égard des Saxons de Transylvanie,
Dracula confirmait le 7 octobre 1476 aux bourgeois de Brasov la liberté
totale de leur commerce en Valachie, en renonçant au droit d'étape
et de dépôt, qu'il appelle, en slavon, skala, du latin scala
"escale". Après un siège de plusieurs jours, Vlad
occupa Târgoviste, la capitale valaque, d'où il annonça,
le 8 novembre, sa victoire sur Basarab III. Bucarest, la deuxième
capitale, fut occupée le 16 du même mois. Le 4 décembre,
de Bude, Mathias Corvin faisait savoir à Gabriele Rangoni, légat
papal et évêque d'Erlau (Eger), la victoire de "ses capitaines",
Dracula et Etienne Bathory.
Cependant, ce troisième règne de Vlad allait
finir tragiquement. Vers Noël, Bassarab III revint avec l'aide des
beys turcs du Danube, et, dans la bataille qui s'ensuivit, Dracula fut "taillé
en pièces", selon les dires d'un contemporain, et sa tête
fut portée à Mahomet II. La garde de deux cents hommes, laissée
par Etienne le Grand pour la protection personnelle de Vlad, fut décimée
-seule une dizaine de soldats en réchappèrent-, mais les pertes
totales durent être plus importantes (quatre mille hommes, d'après
Leonardo Botta, l'envoyé du duc de Milan à Venise).
On ne connaît pas le tombeau de Vlad. La tradition
veut qu'il ait été enseveli au couvent de Snagov situé
dans une île au beau milieu d'un lac proche de Bucarest. Au siècle
dernier, les moines montraient encore aux visiteurs une pierre tombale,
dont l'inscription était complètement effacée. Cette
pierre, encastrée dans le dallage de l'église, se trouve encore
aujourd'hui devant les portes royales de l'iconostase. Les moines de Snagov
ajoutaient qu'on l'avait placée là afin qu'elle fût
foulée aux pieds par les célébrants au cours des offices.
L'âme pècheresse du défunt trouvait ainsi quelque allègement
aux peines éternelles auxquelles elle était condamnée.