L'EPODE
"Ici donc le châtiment les éprouve, et elles expient par
des supplices leursnanciens crimes. Les unes, suspendues dans les airs,
sont le jouet des vents ; les autres, plongées dans un vaste gouffre,
s'y lavent de leurs souillures criminelles, ou s'épurent dans le
feu." (VIRGILE, Énéïde, ch. VI, 739-742.)
"C'est la coutume de dormir après ses repas, et le moment est
favorable pour lui briser le crâne avec un marteau, lui ouvrir le
ventre avec un pieu, ou lui couper la gorge avec un poignard." (SHAKESPEARE,
La Tempête, acte II, scène 2.)
Les vapeurs du plaisir et du vin avaient étourdi mes esprits, et
je voyais malgré moi les fantômes de l'imagination de Polémon
se poursuivre dans les recoins les moins éclairés de la salle
du festin. Déjà il s'était endormi d'un sommeil profond
sur le lit semé de fleurs, à côté de sa coupe
renversée, et mes jeunes esclaves surprises par un abattement plus
doux, avaient laissé tomber leur tête appesantie contre la
harpe qu'elles tenaient embrassée.
Les cheveux d'or de Myrthé descendaient comme un long voile sur son
visage entre les fils d'or qui pâlissent auprès d'eux, et l'haleine
de son doux sommeil, errant sur les cordes harmonieuses, en tirait encore
je ne sais quel son voluptueux qui venait mourir à mon oreille. Cependant
les fantômes
n'étaient pas partis; ils dansaient toujours dans les ombres des
colonnes et dans la fumée des flambeaux. Impatient de ce prestige
imposteur de l'ivresse, je ramenai sur ma tête les frais rameaux du
lierre préservateur, et je fermai avec force mes yeux tourmentés
par les illusions de la lumière.
J'entendis alors une étrange rumeur, où je distinguais des
voix tour à tour graves et menaçantes, ou injurieuses et ironiques.
Une d'elles me répétait avec une fastidieuse monotonie, quelques
vers d'une scène d'Eschyle; une autre les dernières leçons
que m'avait adressées mon aïeul mourant; de temps en temps comme
une bouffée de vent qui court en sifflant parmi les branches mortes
et les feuilles desséchées dans les
intervalles de la tempête, une figure dont je sentais le souffle éclatait
de rire contre ma joue, et s'éloignait en riant encore. Des illusions
bizarres et horribles succédèrent à cette illusion.
Je croyais voir, à travers un nuage de sang, tous les objets sur
lesquels mes regards venaient de s'éteindre: ils flottaient devant
moi et me poursuivaient d'attitudes horribles et de gémissements
accusateurs. Polémon toujours couché auprès de sa coupe
vide, Myrthé toujours appuyée sur sa harpe immobile, poussaient
contre moi des imprécations furieuses, et me demandaient compte de
je ne sais quel assassinat. Au moment où je me soulevais pour leur
répondre, et où j'étendais mes bras sur la couche rafraîchie
par d'amples libations de liqueurs et de parfums, quelque chose de froid
saisit les articulations de mes mains frémissantes: c'était
un noeud de fer, qui au même instant tomba sur mes pieds engourdis,
et je me trouvai debout entre deux haies de soldats livides, étroitement
serrés, dont les lances terminées par un fer éblouissant
représentaient une longue suite de candélabres. Alors je me
mis à marcher, en cherchant du regard, dans le ciel, le vol de la
colombe voyageuse, pour confier au moins à ses soupirs, avant le
moment horrible que je commençais à prévoir, le secret
d'un amour caché qu'elle pourrait raconter un jour en planant près
de la baie de Corcyre, au-dessus d'une jolie maison blanche; mais la colombe
pleurait sur son nid, parce que l'autour venait de lui enlever le plus cher
des oiseaux de sa couvée, et je m'avançais d'un pas pénible
et mal assuré vers le but de ce convoi tragique, au milieu d'un murmure
d'affreuse joie qui courait à travers la foule, et qui appelait impatiemment
mon passage; le murmure du peuple à la bouche béante, à
la vue altérée de douleur dont la sanglante curiosité
boit du plus loin possible toutes les larmes de la victime que le bourreau
va lui jeter. Le voilà, criaient-ils tous, le voilà...
- Je l'ai vu sur un champ de bataille, disait un vieux soldat, mais il n'était
pas alors blême comme un
spectre, et il paraissait brave à la guerre.
- Qu'il est petit, ce Lucius dont on faisait un Achille et un Hercule !
reprenait un nain que je n'avais
pas remarqué parmi eux. C'est la terreur, sans doute qui anéanti
sa force et qui fléchit ses genoux.
- Est-on bien sûr que tant de férocité ait pu trouver
place dans le coeur d'un homme ? dit un vieillard aux cheveux blancs dont
le doute glaça mon coeur. Il ressemblait à mon père.
-- Lui ! repartit la voix d'une femme, dont la physionomie exprimait tant
de douceur...
Lui ! répéta-t-elle en s'enveloppant de son voile pour éviter
l'horreur de mon aspect... le meurtrier de Polémon et de la belle
Myrthé !...
- Je crois que le monstre me regarde, dit une femme du peuple. Ferme-toi,
oeil de basilic, âme de vipère, que le ciel te maudisse !
- Pendant ce temps-là les tours, les rues, la ville entière
fuyaient derrière moi comme le port abandonné par un vaisseau
aventureux qui va tenter les destins de la mer. Il ne restait qu'une place
nouvellement bâtie, vaste, régulière, superbe, couverte
d'édifices majestueux, inondée d'une foule de citoyens de
tous les états, qui renonçaient à leurs devoirs pour
obéir à l'attrait d'un plaisir piquant. Les croisées
étaient garnies de curieux avides, entre lesquels on voyait des jeunes
gens disputer l'étroite embrasure à leur mère ou à
leur maîtresse. L'obélisque élevé au-dessus des
fontaines, l'échafaudage tremblant du maçon, les tréteaux
nomades du baladin, portaient des spectateurs. Des hommes haletants d'impatience
et de volupté pendaient aux corniches des palais, et embrassant de
leurs genoux les arêtes de la muraille, ils répétaient
avec une joie immodérée : Le voilà ! Une petite fille
dont les yeux hagards annonçaient la folie, et qui avait une tunique
bleue toute froissée et des cheveux blonds poudrés de paillettes,
chantait l'histoire de mon supplice. Elle disait les paroles de
ma mort et la confession de mes forfaits, et sa complainte cruelle révélait
à mon âme épouvantée des mystères du crime
impossibles à concevoir pour le crime même. L'objet de tout
ce spectacle, c'était moi, un autre homme qui m'accompagnait, et
quelques planches exhaussées sur quelques pieux, au-dessus desquelles
le charpentier avait fixé un siège grossier et un bloc de
bois mal équarri qui le dépassait d'une demi-brasse. Je montai
quatorze degrés ; je m'assis ; je promenai mes yeux sur la foule
; je désirai de reconnaître des traits amis, de trouver dans
le regard circonspect d'un adieu honteux, des lueurs d'espérance
ou de regret ; je ne vis que Myrthé qui se réveillait contre
sa harpe, et qui la touchait en riant ; que Polémon qui relevait
sa coupe vide, et qui, à demi étourdi par les fumées
de son breuvage, la remplissait encore d'une main égarée.
Plus tranquille, je livrai ma tête au sabre si tranchant et si glacé
de l'officier de la mort. Jamais un frisson plus pénétrant
n'a couru entre les vertèbres de l'homme ; il était saisissant
comme le dernier baiser que la fièvre imprime au cou
d'un moribond, aigu comme l'acier raffiné, dévorant comme
le plomb fondu.
Je ne fus tiré de cette angoisse que par une commotion terrible :
ma tête était tombée... elle avait roulé, rebondi
sur le hideux parvis de l'échafaud, et, prête à descendre
toute meurtrie entre les mains des enfants, des jolis enfants de Larisse,
qui se jouent avec des têtes de morts, elle s'était rattachée
à une planche saillante en la mordant avec ces dents de fer que la
rage prête à l'agonie. De là je tournais mes yeux vers
l'assemblée, qui se retirait silencieuse mais satisfaite. Un homme
venait de mourir devant le peuple. Tout s'écoula en exprimant un
sentiment d'admiration pour celui qui ne m'avait pas manqué, et un
sentiment d'horreur contre l'assassin de Polémon et de la belle Myrthé.
- Myrthé ! Myrthé ! m'écriai-je en rugissant, mais
sans quitter la planche salutaire.
- Lucius ! Lucius ! répondit-elle en sommeillant à demi, tu
ne dormiras donc jamais tranquille quand tu as vidé une coupe de
trop ! Que les dieux infernaux te pardonnent , et ne dérange plus
mon repos. J'aimerais mieux coucher au bruit du marteau de mon père,
dans l'atelier où il tourmente le cuivre, que parmi les terreurs
nocturnes de ton palais.
Et pendant qu'elle me parlait, je mordais, obstiné, le bois humecté
de mon sang fraîchement répandu , et je me félicitais
de sentir croître les sombres ailes de la mort qui se déployaient
lentement au-dessous de mon cou mutilé. Toutes les chauves-souris
du crépuscule m'effleuraient caressante, en me disant : Prends des
ailes !... et je commençais à battre avec effort je ne sais
quels lambeaux qui me soutenaient à peine. Cependant tout à
coup j'éprouvai une illusion rassurante. Dix fois je frappai les
lambris funèbres du mouvement de cette membrane presque inanimée
que je traînais autour de
moi comme les pieds flexibles du reptile qui se roule dans le sable des
fontaines ; dix fois je rebondis en m'essayant peu à peu dans l'humide
brouillard. Qu'il était noir et glacé ! et que les déserts
de ténèbres sont tristes ! Je remontai enfin jusqu'à
la hauteur des bâtiments les plus élevés, et je planai
en rond autour du socle solitaire, que ma bouche mourante venait d'effleurer
d'un sourire et d'un baiser d'adieu. Tous les spectateurs avaient disparu
, tous les bruits avaient cessé, tous les astres
étaient cachés, toutes les lumières évanouies.
L'air était immobile, le ciel glauque, terne, froid comme une tôle
mate. Il ne restait rien de ce que j'avais vu, de ce que j'avais imaginé
sur la terre, et mon âme épouvantée d'être vivante
fuyait avec horreur une solitude plus immense , une obscurité
plus profonde que la solitude et l'obscurité du néant. Mais
cet asile que je cherchais, je ne le trouvais pas. Je m'élevais comme
le papillon de nuit qui a nouvellement brisé ses langes mystérieux
pour déployer le luxe inutile de sa parure pourpre, d'azur et d'or.
S'il aperçoit de loin la croisée du sage qui veille en écrivant
à la lueur d'une lampe de peu de valeur, ou d'une jeune épouse
dont le mari s'est oublié à la chasse, il monte, il cherche
à se fixer, bat le vitrage en frémissant, s'éloigne,
roule, bourdonne, et tombe en chargeant la talc transparent de toute la
poussière de ses ailes fragiles.
C'est ainsi que je battais des mornes ailes que le trépas m'avait
donné les voûtes d'un ciel d'airain, qui ne me répondait
que par un sourd retentissement, et je redescendais en planant en rond autour
du socle solitaire, du socle que ma bouche mourante venait d'effleurer d'un
sourire et d'un baiser d'adieu. Le socle n'était plus vide. Un autre
homme venait d'y appuyer sa tête, sa tête renversée en
arrière, et son cou montrait à mes yeux la trace de la blessure,
la cicatrice triangulaire du fer de lance qui me ravit Polémon au
siège de Corinthe. Ses cheveux ondoyants roulaient leurs boucles
dorées autour du bloc sanglant : mais Polémon, tranquille
et les paupières abattues, paraissait dormir d'un sommeil heureux.
Quelque sourire qui n'était pas celui de la terreur volait sur ses
lèvres épanouies, et appelait de nouveaux chants de Myrthé,
ou de nouvelles caresses de Thélaïre. Aux traits du jour pâle
qui commençait à se répandre dans l'enceinte de mon
palais, je reconnaissais à des formes encore un peu indécises
toutes les colonnes et tous les vestibules, parmi lesquels j'avais vu se
former pendant la nuit les danses funèbres des mauvais esprits. Je
cherchais Myrthé ; mais elle avait quitté sa harpe, et, immobile
entre Thélaïre et Théis, elle arrêtait un regard
morne et cruel sur le guerrier endormi. Tout à coup au milieu d'elles
s'élança Méroé : l'aspic d'or qu'elle avait
détaché de son
bras sifflait en glissant sous les voûtes ; le rhombus retentissant
roulait et grondait dans l'air ; Smarra convoqué pour le départ
des songes du matin, venait réclamer la récompense promise
par la reine des terreurs nocturnes, et palpitait auprès d'elle d'un
hideux amour en faisant bourdonner ses ailes
avec tant de rapidité, qu'elle n'obscurcissaient pas du moindre nuage
la transparence de l'air.
- Théis, et Thélaïre, et Myrthé dansaient échevelées
et poussaient des hurlements de joie. Près de moi d'horribles enfants
aux cheveux blancs, au front ridé, à l'oeil éteint,
s'amusaient à m'enchaîner sur mon lit des plus fragiles réseaux
de l'araignée qui jette son filet perfide à l'angle de deux
murailles contiguës pour y surprendre un pauvre papillon égaré.
Quelques-uns recueillaient ces fils d'un blanc soyeux dont les flocons légers
échappent au fuseau miraculeux des fées, et ils les laissaient
tomber de tout le poids d'une chaîne de plomb sur mes membres excédés
de douleur.
- Lève-toi, me disaient-ils avec des rires insolents, et ils brisaient
mon sein oppressé en le frappant d'un chalumeau de paille, rompu
en forme de fléau, qu'ils avaient dérobé à la
gerbe d'une glaneuse. Cependant j'essayais de dégager des frêles
liens qui les captivaient mes mains redoutables à l'ennemi, et dont
le poids s'est fait sentir souvent aux Thessaliens dans les jeux cruels
du ceste et du pugilat ; et mes mains redoutables, mes mains exercées
à soulever un ceste de fer qui donne la mort, mollissaient sur la
poitrine désarmée du nain fantastique, comme l'éponge
battue par la tempête
au pied d'un vieux rocher que la mer attaque sans l'ébranler depuis
le commencement des siècles. Ainsi s'évanouit sans laisser
de traces, avant même d'effleurer l'obstacle dont le rapproche un
souffle jaloux, ce globe aux mille couleurs, jouet éblouissant et
fugitif des enfants.
La cicatrice de Polémon versait du sang, et Méroé,
ivre de volupté, élevait au-dessus du groupe avide de ses
compagnes le coeur déchiré du soldat qu'elle venait d'arracher
de sa poitrine. Elle en refusait, elle en disputait les lambeaux aux filles
de Larisse altérées de sang. Smarra protégeait de son
vol rapide et de ses sifflements menaçant l'effroyable conquête
de la reine des terreurs nocturnes. À peine il caressait lui-même
de l'extrémité de sa trompe, dont la longue spirale se déroulait
comme un ressort, le coeur sanglant de Polémon, pour tromper un moment
l'impatience de sa soif ; et Méroé, la belle Méroé,
souriait à sa vigilance et à son amour.
Les liens qui me retenaient avaient enfin cédé ; et je tombais
debout, éveillé au pied du lit de Polémon, tandis que
loin de moi fuyaient tous les démons, et toutes les sorcières,
et toutes les illusions de la nuit. Mon palais même, et les jeunes
esclaves qui en faisaient l'ornement, fortune passagère des songes,
avaient fait place à la tente d'un guerrier blessé sous les
murailles de Corinthe, et au cortège lugubre des officiers de la
mort. Les flambeaux du deuil commençaient à retentir sous
les voûtes souterraines du tombeau. Et Polémon... ô désespoir
! ma main tremblante demandait en vain une faible ondulation à sa
poitrine. -Son coeur ne battait plus. - Son sein était vide.