IX


LETTRE DE MINA HARKER A LUCY WESTENRA


Budapest, 24 août

Ma très chère Lucy,
Je sais que tu es impatiente d'apprendre tout ce qui s'est passé depuis que nous nous sommes quittées à la gare de Whitby. Eh bien ! arrivée à Hull, j'ai pris le bateau pour Hambourg et, là, le train qui m'a amenée ici. C'est à peine si je me souviens des détails de mon voyage ; comme je savais que j'allais retrouver Jonathan et que j'aurais à le soigner, à le veiller, je ne songeais qu'à une chose : dormir le plus possible... Je trouvai un Jonathan maigre, pâle et apparemment dans un grand état de faiblesse. Il n'avait plus dans les yeux ce regard résolu, ni sur les traits cette calme maîtrise dont je t'ai si souvent parlé. Il n'est plus que l'ombre de lui-même, il ne se rappelle plus rien de ce qui lui est arrivé ces derniers temps... du moins, c'est ce qu'il veut me faire croire et pour rien au monde, je ne voudrais l'interroger à ce propos. Il a reçu un choc vraiment terrible, et j'ai bien peur que, si la mémoire lui en revenait, son cerveau ne résiste pas à cette nouvelle épreuve. Soeur Agatha, excellente créature et infirmière née, me répète que, dans son délire, il a parlé de choses absolument effrayantes. J'aurais voulu qu'elle me donnât des détails, mais, en se signant, elle m'a répondu que c'était impossible, que les propos tenus par un malade en délire étaient le secret de Dieu et que si, par sa vocation même, une infirmière est bien obligée de les entendre, elle doit respecter ces secrets. Le lendemain, pourtant, devinant à quel point j'étais préoccupée, d'elle-même elle me reparla de cela :
- Tout ce que je puis vous dire, fit-elle, c'est que, à aucun moment, il n'a parlé d'une faute qu'il aurait commise. Et vous, qui devez bientôt être sa femme, n'êtes nullement en cause. Il ne vous a pas oubliée, et il n'a pas oublié tout ce qu'il vous doit. Ses angoisses provenaient de choses si terribles qu'aucun être humain n'aurait pu les apaiser.
Sans doute la bonne âme craignait-elle que je fusse jalouse en pensant que mon pauvre chéri était tombé amoureux d'une autre femme ! Moi, jalouse d'une femme dont mon pauvre chéri serait tombé amoureux ! Jalouse ! Moi qui suis si confiante en l'amour de Jonathan ! Et pourtant, ma chère, laisse-moi te dire comme j'ai été tout de même rassurée en apprenant qu'aucune femme n'était à l'origine de sa fièvre cérébrale. Je t'écris, assise à son chevet, et je le regarde à tout moment pendant qu'il dort... Il s'éveille !
Eveillé, il m'a demandé son veston et dans une des poches il prit son calepin. Je fus sur le point de le supplier de me laisser lire ses notes -car je savais que j'y aurais trouvé quelques indications au sujet de sa maladie- mais je crois qu'il a saisi ma pensée dans mon regard, car il m'a priée d'aller à la fenêtre : il voulait être seul un moment. Bientôt, il m'a rappelée, et quand je me suis approchée de son lit, la main posée sur son calepin, il me dit d'un ton très grave :
- Wilhelmina (oui, ce qu'il avait à me confier devait être très sérieux, car c'était la première fois qu'il me donnait mon vrai nom depuis le jour où il m'avait demandée en mariage) Wilhelmina, ma chérie, tu sais ce que je pense de la confiance nécessaire entre une femme et son mari. Ils ne doivent rien se cacher, n'avoir aucun secret l'un envers l'autre. Je t'avoue donc que j'ai reçu un grand choc et que, maintenant, lorsque j'essaye de comprendre ce qui m'est arrivé, une sorte de vertige me gagne, de sorte que je ne sais plus si cela s'est réellement passé ou si ce n'était qu'un rêve. On t'a dit que j'avais eu une fièvre cérébrale, ce qui équivaut à de la folie. Le secret de ce qui m'est arrivé est enfermé dans ces pages, mais je ne veux pas le connaître. Je veux que ma vie, avec notre mariage, reparte de zéro (car, ma chère, nous allons nous marier ici, dès que toutes les formalités seront remplies). Veux-tu, Wilhelmina, partager mon ignorance ? Voici mon calepin. Prends-le, garde-le et, si tu en as envie, lis tout ce que j'y ai écrit, mais ne m'en parle jamais, je ne veux pas me souvenir de cette période... A moins que quelque grave devoir m'oblige à y revenir, endormi ou éveillé, fou ou sain d'esprit.
Il retomba, épuisé ; en l'embrassant, je glissai le petit carnet sous son oreiller. Soeur Agatha a bien voulu aller de ma part chez la Mère Supérieure pour la prier de faire en sorte que notre mariage ait lieu cet après-midi. J'attends sa réponse...
Elle est revenue et m'a dit que l'on était allé chercher l'aumônier de l'Eglise anglicane. Dans une heure, nous serons mariés, ou plutôt, dès que Jonathan s'éveillera...
Lucy, les heures ont passé depuis que j'ai posé ma plume... L'instant m'a paru grave, et maintenant je me sens tellement heureuse ! Quand Jonathan s'est éveillé, tout était prêt et, appuyè sur les oreillers, il s'est assis dans son lit. C'est d'un ton résolu et ferme qu'il a prononcé le "oui". Pour moi, je pouvais à peine parler ; j'avais le coeur si gros qu'il me semblait que le moindre mot m'étoufferait. Les religieuses sont si dévouées ! Dieu veuille que je ne les oublie jamais, et que je n'oublie jamais non plus les lourdes mais si douces responsabilités que j'ai prises ! Il faut maintenant que je te parle de mon cadeau de noces. Quand l'aumônier et les soeurs m'eurent laissée seule avec mon mari -Oh ! Lucy, c'est la première fois que j'écris ces mots : mon mari- je pris le calepin sous son oreiller, l'enveloppai d'une feuille de papier blanc, liai le tout d'un petit ruban bleu pâle, et scellai le noeud que je cachetai à l'aide de cire et en me servant, comme cachet, de mon alliance. Puis j'y déposai un baiser et dis à mon mari que je garderais toujours ainsi ce petit paquet, qu'il serait pour nous, notre vie durant, le signe extérieur de notre confiance réciproque ; que je ne l'ouvrirais jamais, à moins que ce ne fût dans son intérêt à lui, ou pour obéir à une impérieuse nécessité. Il me prit la main... Oh ! Lucy, c'était la première fois qu'il prenait la main de sa femme... Il me répondit que semblable promesse était la chose qui lui tenait le plus au coeur et que, pour en être digne, il consentirait, s'il le fallait, à revivre tout le passé. Le pauvre garçon voulait assurément dire une partie du passé, mais il est encore incapable d'évaluer le temps écoulé, et je ne m'étonnerais pas si, pendant quelque temsp, il confondait non seulement les mois, mais les années.
Qu'aurais-je pu lui répliquer ? Je me contentai de lui murmurer que j'étais la femme le plus heureuse du monde, que je n'avais rien d'autre à lui donner que moi-même, ma vie, ma foi, mon amour et mes devoirs envers lui. Puis, quand il m'embrassa et m'attira à lui de ses mains maigres et sans force, j'eus l'impression que nous échangions à nouveau une promesse solennelle.
Ma chère Lucy, sais-tu pourquoi je te raconte tout ceci ? Non seulement parce que cela m'est doux, tu le devines, mais parce que tu as toujours été ma plus grande amie... Et que tu le resteras ! J'ai considéré comme un privilège d'être ton amie et un peu ton guide quand tu es sortie de l'école pour te préparer à la vie. Je voudrais maintenant te prouver, grâce à l'exemple que je puis être pour toi, à quoi l'on peut aboutir avec de la patience, de l'endurance, afin que, mariée à ton tour, tu sois aussi heureuse que je le suis maintenant. Ma chérie, plaise à Dieu que ton existence soit ce qu'elle promet : un long jour ensoleillé, sans vent, sans devoir négligé, sans méfiance aucune. Je ne te souhaiterai pas de n'avoir jamais de peine, cela est impossible ; mais, encore une fois, j'espère que tu seras toujours aussi heureuse que je le suis maintenant. Au revoir, ma chérie. Je vais mettre immédiatement cette lettre à la poste, et je t'écrirai encore bientôt. Je dois te quitter, car Jonathan s'éveille... Il faut que je demande à mon maril faut que je demande à mon mari s'il n'a besoin de rien...
Ton amie de toujours,

Mina HARKER.

LETTRE DE LUCY WESTENRA A MINA HARKER


Whitby, 30 août

Ma très chère Mina,
Des océans d'amitié, des millions de baisers, et que tu sois bientôt chez toi dans ta maison, avec ton mari ! Si vous pouviez revenir assez tôt encore en Angleterre, vous viendrez passer quelques jous ici, à Whitby. L'air vif ferait le plus grand bien à Jonathan ; pour moi, il m'a complètement remise ; j'ai un appétit d'ogre, je me sens pleine de vitalité, et je dors très bien. Tu te réjouiras d'apprendre, je crois, que je ne me promène plus tout endormie. Je pense qu'il y a bien une semaine que je n'ai plus quitté un lit : c'est à dire pendant la nuit ! Arthur prétend que j'ai grossi. A propos, j'oublie de te dire qu'Arthur est ici. Nous faisons des promenades à pied ou en voiture, nous montons à cheval, nous ramons, nous jouons au tennis, et nous allons à la pêche ensemble. Je l'aime plus que jamais. Il me dit que, lui aussi, il m'aime toujours davantage ; mais j'en doute car, au début, il me disait qu'il ne pourrait pas m'aimer plus qu'il ne le faisait alors... Le voilà qui m'appelle... Aussi je te quitte.
Toute l'amitié de ta Lucy.

P.S. Maman t'envoie ses meilleures pensées. Elle me semble aller un peu mieux.
P.P.S. Nous nous marions le 28 septembre.

JOURNAL DU Dr SEWARD


22 août
Le cas de Renfield devient de plus en plus intéressant. Il a maintenant de longues périodes de calme, mais pendant quelques jours, après sa dernière crise, il n'a pas cessé d'être violent. Puis un soir, comme la lune se levait, il s'apaisa et murmura plusieurs fois à lui-même :
- Maintenant, je peux attendre... Je peux attendre...
Le surveillant est venu me prévenir, et je suis descendu immédiatement me rendre compte de ce qui se passait réellement. Renfield, toujours enfermé dans le cabanon et portant la camisole de force, n'avait plus son air de fureur, et ses yeux avaient retrouvé un peu de leur douceur suppliante, j'allais presque dire obséquieuse. J'ordonnai qu'on le libérât. Le personnel hésita mais, finalement, m'obéit. Chose étrange, le malade comprit parfaitement cette méfiance des surveillants car, s'approchant de moi, il me murmura à l'oreille, cependant qu'il les regardait à la dérobée :
- Ils pensent sans doute que je veux vous blesser ! Moi, vous blesser ! Les idiots !
Il y avait somme toute quelque chose de rassurant à constater c'est que, même dans l'esprit de ce malheureux, j'étais différent de mes subalternes ; toutefois, je suivais mal sa pensée. Devais-je comprendre que j'ai quelque chose de commun avec lui de sorte que, pourrait-on dire, nous soyons, lui et moi, du même bord ? Ou bien attend-il de moi tel bienfait qu'il me juge un allié indispensable ? Je vais essayer d'y voir plus clair. Ce soir, en tout cas, il refuse de parler. Il ne se laisse même pas tenter quand on lui offre un chaton ou même un chat adulte. Il se contente de répondre :
- Les chats ne m'intéressent plus. En ce moment, vraiment, d'autres choses me préoccupent, et je peux attendre... Je peux attendre...
Le surveillant me dit que, une fois que je fus sortis de la chambre, il est resté calme jusqu'à l'aube, puis qu'il s'est mis peu à peu à s'agiter, et cette crise est devenue si violente qu'il a fini par s'évanouir et est resté dans une sorte de coma...
Voilà trois nuits que la même chose s'est reproduite... Des crises violentes pendant la journée, puis de longues heures de calme pendant la nuit. Il me faut trouver la raison de ces répits qui suivent régulièrement les crises. Peut-être notre homme est-il sujet à quelque influence. Si c'était vrai ! Ce soir, nous jouerons esprits sains contre esprits malades. L'autre jour, Renfield s'est échappé malgré notre surveillance ; ce soir, nous l'aiderons à s'échapper. Nous lui donnnerons sa chance et les gardiens seront prêts à le suivre, éventuellement...

23 août
"C'est toujours l'inatendu qui arrive." Comme Disraeli avait raison ! Quand notre oiseau trouva sa cage ouverte, il ne voulut pas s'envoler, de sorte que tous les arrangements que nous avions pris ne servirent à rien ! Cependant une chose est prouvée : les périodes de calme durent quelque temps. Désormais, nous le laisserons libre quelques heures chaque jour. J'ai dit au surveillant de nuit de ne le mettre au cabanon, quand il est paisible, qu'une heure seulement avant le lever du soleil. Il jouira physiquement de cette liberté relative, même si son esprit est incapable de l'apprécier. Mais on m'appelle !... De nouveau, ce à quoi je ne m'attendais pas : le malade s'est échappé, une fois de plus.

Même jour, un peu plus tard
Une autre aventure, ce soir... Renfield a attendu que le surveillant soit entré dans la chambre, puis il a profité d'un moment où l'autre était occupé pour se précipiter dans le corridor. J'ai donné l'ordre aux gardiens de le suivre. Comme la première fois, il s'est dirigé vers la maison inhabitée et nous l'avons encore trouvé appuyé contre la porte de la vieille chapelle. Quand il m'a vu accompagné du gardien, il s'est mis dans une colère extrême, et si mes hommes ne l'avaient pas empoigné à temps, je crois qu'il aurait tenté de me tuer. Tandis que nous le tenions, soudain il est encore devenu plus violent mais, presque aussitôt, il s'est calmé ; cela ma parut fort étrange et, instinctivement, j'ai regardé autour de nous, d'ailleurs sans rien apercevoir. Alors, j'ai suivi ses regards ; mais, de nouveau, je n'ai rien pu distinguer dans le ciel où la lune brillait, si ce n'est une grosse chauve-souris qui volait vers l'ouest, silencieuse et pareille à un fantôme. Les chauves-souris souvent s'amusent, dirait-on, à passer et repasser au même endroit, mais celle-ci semblait se diriger vers un but bien défini. De plus en plus calme, Renfield nous dit bientôt :
- Inutile de me tenir ; je peux retourner seul, et tranquillement !
En effet, nous rentrâmes sans la moindre difficulté, mais ce calme, chez mon malade, ne me dit rien qui vaille, et je ne dois pas oublier ce qui vient de se passer...

JOURNAL DE LUCY WESTENRA


Hillingham, 24 août
Comme Mina, je vais tenir un journal. Puis, lorsque nous serons à nouveau ensemble, nous parlerons longuement de tout ce que j'aurai noté ici. Mais quand sera-ce ? Que n'est-elle ici maintenant, car je me sens si malheureuse ! La nuit dernière, j'ai eu l'impression de refaire les rêves que je faisais à Whitby ; peut-être est-ce à cause du changement d'air, ou parce que je suis revenue à la maison... Le plus terrible, c'est que je ne me rappelle rien... Mais j'ai continuellement peur, sans pourtant savoir de quoi. Et je me sens si faible, comme épuisée... Quand Arthur est venu déjeuner avec nous, il a parut tout triste en me voyant, et je n'ai même pas eu le courage de m'efforcer d'être gaie. Je me demande s'il ne me serait pas possible de partager la chambre de maman, cette nuit. J'y dormirais tranquille. Je trouverai un prétexte pour le lui demander.

25 août
Encore une mauvaise nuit. Ma proposition n'a pas semblé plaire à maman. Elle-même n'est pas très bien, et sans doute craint-elle de m'importuner souvent si nous dormons dans la même chambre. J'ai donc essayé de ne pas céder au sommeil et j'y ai réussi quelque temps, mais les douze coups de minuit m'éveillèrent : je m'étais donc endormie malgré tout ! Il me semble qu'on grattait à la fenêtre, ou bien était-ce un plutôt un battement d'ailes ? Mais je n'y pris point garde et, comme je ne me souviens de rien d'autre, je suppose que je me rendormis aussitôt. De nouveaux cauchemars. Si je pouvais me le rappeler... Ce matin encore, je suis horriblement faible ! Mon visage est d'une pâleur effrayante, et j'ai mal à la gorge... Je crois aussi que j'ai quelque chose aux poumons ; je respire souvent avec difficulté. J'essayerai de me montrer un peu plus joyeuse devant Arthur, sinon il sera de nouveau très malheureux.

ARTHUR HOLMWOOD AU Dr SEWARD


Albemarle Hôtel, 31 août

Mon cher Jack,
Je voudrais vous demander un service. Lucy est malade, non pas d'une maladie bien précise, mais elle a très mauvaise mine, et son état empire de jour en jour. Je lui ai demandé à elle-même de quoi elle souffrait, et non pas à sa mère, car il serait fatal pour la pauvre dame de l'inquiéter au sujet de Lucy.
Mrs Westenra m'a confié qu'elle n'avait plus longtemps à vivre, mais que Lucy n'en sait rien encore. Je suis certain pourtant que ma pauvre chérie, quoiqu'ele me dise le contraire, se tracasse à propos de l'une ou l'autre chose que j'ignore. Je suis fort inquiet ; la regarder est maintenant pour moi devenu une souffrance. Je lui ai dit que je vous demanderais de venir la voir et finalement, elle y a consenti. Ce sera bien pénible pour vous, mon vieil ami, je le sais, mais il s'agit de sa santé -n'est-ce pas ?- et nous ne devons pas hésiter à agir. Voulez-vous venir déjeuner demain à deux heures à Hillingham ? De cette façon, nous n'éveillerons aucun soupçon chez Mrs Westenra : après le déjeuner, Lucy s'arrangera pour être un moment seule avec vous. Moi, je viendrai à l'heure du thé, puis nous repartirons ensemble.
Encore une fois, je suis fou d'inquiétude et j'ai hâte de savoir ce que vous penserez de son état. Venez sans faute !
ARTHUR.

TELEGRAMME D'ARTHUR HOLMWOOD AU Dr SEWARD


1er septembre
Appelé au chevet de père, plus mal. Lettre suit. Ecrivez-moi longuement, ce soir, à Ring. Télégraphiez si nécessaire. ART.

LETTRE DU Dr SEWARD A ARTHUR HOLMWOOD


2 septembre

Mon vieil ami,
Laissez-moi vous dire tout de suite que, selon moi, Miss Westenra n'est atteinte d'aucun trouble fonctionnel, d'aucune maladie. Pourtant, j'ai été terriblement frappé au moment où je l'ai revue. Hélas ! Elle n'est plus du tout ce qu'elle était à notre dernière rencontre. Bien entendu, il ne faut pas oublier que je n'ai pas pu l'examiner comme je l'aurais voulu : notre amitié même rendait la chose assez difficile. Je vais vous dire exactement comment ma visite s'est passée et, de ces explications, vous tirerez vous-même vos conclusions. Alors seulement, je vous mettrai au courant de ce que j'ai déjà fait et de ce que, maintenant, je propose de faire.
Quand je suis arrivé à Hillingham, Miss Westenra m'a paru d'une humeur enjouée. Sa mère se trouvait près d'elle, et il ne m'a pas fallu longtemps pour comprendre qu'elle faisait l'impossible pour dissimuler son véritable état afin de ne pas l'inquiéter. Car je ne doute pas qu'elle devine, si même personne ne lui en a parlé, combien la prudence est nécessaire à l'égard de Mrs Westenra. Je déjeunai avec ces dames, et comme, tous trois, nous nous efforçâmes de nous montrer fort gais, cet effort eut sa récompense : nous passâmes une bonne heure au moins à nous amuser réellement. Puis, Mrs Westenra monta se reposer, et je restai seul avec Lucy. Jusqu'au moment où nous fûmes passés dans son boudoir, elle feignit cette humeur joyeuse, car les servantes ne cessaient d'aller et venir. Mais aussitôt la porte refermée, elle laissa tomber le masque et, s'affalant dans un fauteil, elle soupira et de la main se couvrit les yeux. Je lui demandai alors de quoi elle souffrait.
- Si vous saviez comme j'aime peu parler de moi ! S'écria-t-elle.
Je lui rappelai que le secret des confidences faites à un médecin est considéré comme inviolable, mais je lui avouai toutefois que vous m'aviez dit votre inquiétude à son sujet.
Elle saisit immédiatement la situation et, en quelques mots, me laissa le champ libre.
- Dites à Arthur tout ce que vous voulez. Si j'ai du chagrin, ce n'est pas pour moi, mais pour lui !
C'est pourquoi je vous fais part de mes impressions. Je vis tout de suite qu'elle était anémique, quoiqu'elle ne présente aucun des signes propres à cette maladie. De plus, par un heureux hasard, je pus examiner la qualité de son sang, car un moment après, elle se blessa légèrement à la main en ouvrant la fenêtre. Rien de grave, bien sûr, mais j'eus ainsi l'occasion de recueillir quelques gouttes de sang que j'ai ensuite analysées. Cette analyse donne un très bon résultat. (page 682)un très bon résultat. D'autre part, je ne vois aucun symptôme inquiétant. Néanmoins, comme cet état anémique est évidemment le résultat d'une cause bien déterminée, je conclus que cette cause doit être d'ordre mental. Miss Westenra se plaint d'une certaine difficulté à repirer, d'un sommeil lourd, comme léthargique, souvent accompagné d'affreux cauchemars dont, pourtant, sa mémoire ne garde pas le détail. Elle me dit, enfant, elle était sujette à des crises de somnanbulisme et que, à Whitby, cet été, ces crises l'ont de nouveau saisie et que même, une nuit, elle est sortie de l'hôtel, endormie, et est montée sur la falaise où Miss Murray l'é retrouvée ; mais elle m'assure que, ces derniers temps, elle a passé des nuits tranquilles.
Comme je ne sais trop ce qu'il faut penser de tout cela, j'ai fait ce qu'il me semblait le plus indiqué : j'ai écrit à mon vieil ami et maître, le professeur Van Helsing, d'Amsterdam, grand spécialiste des maladies de ce genre. Je l'ai prié de venir voir la patiente et, comme vous me dites dans votre dernière lettre que vous prenez tous les frais à votre charge, je lui ai parlé de vous en précisant que vous êtes le fiancé de Miss Westenra. Ceci, mon cher Art, parce que vous en avez exprimé le désir, car je serai toujours fier et heureux d'aider Miss Westenra autant que je le puis.
Quant à Van Helsing, j'en suis certain, il ferait tout pour moi -pour des raisons personnelles- de sorte que, peu importe en quelle qualité il vienne ici, il nous faudra nous en remettre à toutes ses décisions. Il peut, en certaines circonstances, paraître despotique, mais cela tient au fait que, mieux que personne, il sait ce dont il parle. C'est en même temps un philosophe et un métaphysicien, réellement un des plus grands savants de notre époque. C'est, je crois, un esprit ouvert à toute les possibilités. De plus, il a des nerfs inébranlables, un tempérament de fer, une volonté résolue et qui va toujours au but qu'elle s'est proposé, un empire admirable sur lui-même, et enfin une bonté sans limite, telles sont les qualités dont il est pourvu et qu'il met en pratique dans le noble travail qu'il accomplit pour le bien de l'humanité.
Je vous dis tout ceci pour que vous compreniez pourquoi j'ai une telle confiance en lui. Je lui ai demandé de venir toutes affaires cessantes. Et je reverrai demain Miss Westenra, mais pas chez elle, car je ne voudrais pas inquiéter sa mère par des visites trop fréquentes.
Bien à vous,
John SEWARD.

ABRAHAM VAN HELSING, M.D., D. LIT., ETC.,
AU Dr SEWARD


2 septembre

Mon cher ami,
Je reçois votre lettre, et j'arrive ! Je puis parfaitement partir sans attendre, aucun malade n'ayant besoin de moi pendant un jour ou deux. Je les plaindrais s'il en était autrement, car rien ne pourrait m'empêcher d'aller vers mon ami qui m'appelle pour assister ceux qui lui sont chers. Dites à ce jeune homme que le jour où vous vous êtes précipité pour sucer le poison qui menaçait d'envenimer la blessure, faite par le couteau que, dans un geste maladroit, notre autre ami avait glisser, vous avez donné à ce jeune homme, et plus qu'il ne le supposera jamais, le droit de recourir à mes soins ; et vous-même vous êtes mis en droit de demander ces jours pour lui, et cela sans qu'intervienne le moins du monde l'importance de sa fortune. Mais que ce soit un de vos amis que j'aide, ce m'est un plaisir d'autant plus grand. Ayez la bonté de me retenir un appartement au Grand Hôtel de l'Est, proche de la demeure de notre malade, et prévenez la jeune demoiselle que nous la verrons demain matin, car il se peut tout de même que je doive revenir ici demain soir. Mais, s'il le fallait, je retournerais à Londres dans trois jours et je pourrais alors y rester plus longtemps. Au revoir, mon ami !
VAN HELSING.

Dr SEWARD A L'HONORABLE ARTHUR HOLMWOOD


3 septembre

Mon cher Art,
Van Helsing est venu et reparti. Il m'a accompagné à Hilligham. Mrs Westenra déjeunant dehors, nous fûmes donc seuls avec Lucy. Van Helsing l'a examinée très sérieusement. Il doit me faire part de son diagnostic car, naturellement, je n'ai pas assisté à tout l'examen. Je crois, toutefois, qu'il est inquiet, mais il m'a dit qu'il devait d'abord beaucoup réfléchir et chercher. Quand je lui ai parlé de notre amitié et de la confiance que vous me témoignez en cette affaire, il m'a répondu :
- Il faut absolument qu'il sache tout ce que vous pensez, et tout ce que je pense, moi, pour autant que vous deviniez mes pensées... Non, je ne plaisante pas ; il s'agit d'une question de vie ou de mort, et peut-être d'autre chose encore...
Je le priai de s'expliquer davantage, car il avait prononcé ces mots sur un ton des plus graves. Cela se passait à notre retour en ville ; nous prenions une tasse de thé avant son départ pour Amsterdam. Mais j'eus beau le questionner, il ne voulut rien me dire d'autre. Ne m'en veuillez pas, Art ! Ce silence, chez lui, montre qu'il pense à la malade, qu'il étudie minutieusement le cas, qu'il cherche, en faisant appel à toute sa science. Il parlera plus clairement quand il saura ce qu'il doit savoir, soyez-en certain. Je lui ai donc dit que je me bornerais à vous raconter notre visite, exactement comme si je rédigeais un article spécial pour la Daily Telegraph ; mais sans paraître m'écouter, il a fait la remarque que l'air, à Londres, n'était plus aussi chargé de suie qu'au temps où il était étudiant. Je recevrai vraisemblablement son rapport demain ; en tout cas, j'attends une lettre.
Bon. Maintenant, notre visite. Lucy était plus gaie que le premier jour où je l'avais vue, et sa mine certainement meilleure. Elle ne regardait plus de ces yeux qui vous avaient tant effrayé, et elle respirait normalement. Envers le professeur (comme d'ailleurs envers tous ceux qui l'approchent) elle fut très aimable, et elle s'efforça de paraître très naturelle devant lui, encore que, pour y parvenir, la pauvre dut visiblement lutter contre elle-même. Van Helsing, je pense, le remarqua comme moi, car je vis qu'il lui jetait, sous ses sourcils en broussailles, le coup d'oeil rapide et pénétrant que je connais depuis si longtemps. Il bavarda de choses et d'autres, sauf de nous-mêmes et de maladies, et il mettait dans ses propos tant de bonne humeur que, bientôt, chez Lucy, ce qui jusque-là n'avait été que feinte se changea en une gaieté réelle. Alors, continuant apparemment la même conversation, doucement, il en vint à faire allusion à l'objet de sa visite :
- Ma chère demoiselle, déclara-t-il, le si grand plaisir de venir vous voir m'est donné uniquement que l'on a pour vous un très grand amour. Et cela est tellement précieux, croyez-moi ! On m'a dit que vous étiez très pâle et fort abattue. J'ai répondu : "Pftt..." Il fit, à mon adresse un léger mouvement de la main. Et nous allons, vous et moi, leur prouver à tous deux qu'ils ont tort. Comment peut-il désigna du même regard et du même geste dont il m'avait désigné, dans sa classe, un jour, lors d'un incident qu'il ne manquait jamais de me rappeler- comment pourrait-il connaître quelque chose aux jeunes demoiselles ? Il doit s'occuper de ses malades, les soigner, leur faire retrouver le bonheur et les rendre à ceux qui les aiment. Certes, ce n'est pas rien ; mais la récompense de nos efforts, justement, c'est d'être à même de rendre aux malades, avec la guérison, le bonheur. Quant aux jeunes demoiselles ! Il n'a ni femme ni fille, et les jeunes filles ne se confient pas aux jeunes gens, mais aux vieux messieurs comme moi qui ont, au cours de leur vie, vu tant de souffrances autour d'eux, si même ils n'en ont pas connu eux-mêmes, et qui en ont pénétré les causes. Aussi, ma chère amie, nous allons l'envoyer fumer une cigarette au jardin, pendant que nous bavarderons ensemble quelques instants.
J'obéis aussitôt et j'allai me promener autour de la maison. Van Helsing ne fut pas long à m'appeler par la fenêtre. Lorsqu'il m'eut rejoint, il m'expliqua :
- Je l'ai très bien examinée, mais je ne trouve aucune déficience fonctionnelle. Comme vous, je pense qu'elle a dû perdre beaucoup de sang, qu'elle a perdu, vous m'entendez, car il est certain qu'elle n'en perd plus pour le moment. Toutefois, il n'existe non plus chez elle aucun symptôme d'anémie. Je lui ai demandé de m'envoyer la femme de chambre à qui je voudrais poser une ou deux questions afin d'être renseigné le plus exactement possible. Mais je sais déjà ce que cette servante me répondra... Et pourtant, il y a une cause à cet état maladif. Il existe toujours une cause à tout. Je vais donc retourner à Amsterdam, et réfléchir. Vous me télégraphierez chaque jour et, si cela est nécessaire, je reviendrai. Cette maladie -car, de toute façon, il s'agit d'une maladie- m'intéresse beaucoup, de même que cette charmante demoiselle. Oui, elle est vraiment charmante, et je reviendrais volontiers pour elle seule, même si vous n'étiez pas là et si elle n'était pas malade.
Je vous le répète, il n'a pas voulu m'en dire davantage, même lorsque je fus seul avec lui. Maintenant, Art, vous en savez autant que moi. Ayez confiance en moi, je surveillerai de près notre chère malade. J'espère que votre père va mieux. Je me mets à votre place : cela doit être terrible de savoir en danger les deux êtres qui vous sont les plus chers au monde ! Je comprends parfaitement le sentiment du devoir qui vous fait rester auprès de votre père, mais si l'état de Lucy s'aggravait, je vous écrirais de revenir tout de suite ; donc, si vous ne recevez pas de mes nouvelles, ne soyez tout de même pas trop inquiet.

JOURNAL DU Dr SEWARD


4 septembre
Notre malade zoophage est de plus en plus intéressant à observer. Il n'a plus eu qu'une seule crise -hier à midi-. Un peu avant que sonnent les douze coups, il devint agité. Reconnaissant le mal aux symptômes habituels, le surveillant fit aussitôt demander de l'aide. Heureusement, on arriva immédiatement car, alors que midi sonnait, le malade entra dans une telle fureur que les hommes n'eurent pas trop de toutes leurs forces pour le maintenir. Au bout de cinq minutes, toutefois, il commença à se calmer, et finalement, tomba dans un état de mélancolie qui dure encore. Le surveillant me dit qu'au paroxysme de la crise, il poussait des cris effrayants. J'eus fort à faire quand j'allai le voir, et, de plus, j'eus à m'occuper d'autres malades (page 686)uper d'autres malades que ses cris avaient plongés à leur tour dans un véritable état d'épouvante ! Ce qui ne m'étonne nullement, car ces cris m'ont paru insupportables à moi-même, qui me trouvais pourtant loin du cabanon. C'est maintenant l'heure du dîner pour les pensionnaires ; mais Renfield reste à bouder dans un coin tout en ruminant quelques idées, dirait-on. Je n'y comprends rien.

Un peu plus tard
Autre changement chez mon malade. A cinq heures, je suis retourné le voir ; il m'a semblé très content de son sort. Il attrapait des mouches et les mangeait, et il notait chacune de ses captures en faisant, à l'aide d'un de ses ongles, une marque sur le chambranle de la porte. Quand il me vit, il vint vers moi en s'excusant de sa mauvaise conduite et il me demanda, me supplia presque, de le faire ramener dans sa chambre où il pourrait de nouveau écrire dans son calepin. Je crus bien faire de lui passer ce caprice. Pour le moment, il est donc dans sa chambre dont il a ouvert la fenêtre. Il a éparpillé le sucre de son thé sur le rebord extérieur, et il prend des mouches en grande quantité. Mais, cette fois, il ne mange pas ; il se contente de les mettre dans une boîte, ainsi qu'il faisait auparavant, et déjà il examine les coins de sa chambre, à la recherche d'une araignée. J'ai tenté de le faire parler des jours qu'il vient de passer, car le moindre fil conducteur de ses pensées m'eût aidé considérablement dans mon travail. Mais rien ne le fit sortir de son silence. Un instant il parut très triste et dit alors tout bas, d'une voix à peine perceptible, comme s'adressant plus à lui-même qu'à moi :
- C'est fini ! C'est fini ! Il m'a abandonné ! Maintenant, je ne dois plus rien espérer, à moins d'agir moi-même.
Puis, se tournant vers moi d'un air résolu, il reprit :
- Docteur, voulez-vous être très bon pour moi ? Demandez que l'on m'apporte encore un peu de sucre. Je crois que cela me fera du bien.
- Et les mouches ?
- Bien sûr, les mouches l'aiment, elles aussi, et, moi, j'aime les mouches ; voilà pourquoi j'aime le sucre.
Et il a des gens assez ignorants pour croire que les fous ne peuvent pas lier l'une à l'autre plusieurs idées !
Je lui fis donc apporter une double ration de sucre, et c'est un homme très heureux que je quittai.

Minuit
Nouveau changement chez Renfield. Je revenais de chez Miss Westenra, que j'avais trouvée beaucoup mieux, et je m'étais arrêté sur le seuil de l'établissement, désireux de contempler encore un peu le soleil couchant quand je l'entendis qui hurlait à nouveau, et d'autant plus distinctement que sa chambre se trouve en façade. Ce ne fut pas sans un serrement de coeur que je me détournai du spectacle admirable qu'offrait le soleil couchant illuminant Londres comme à travers une brume teinté d'or, pour me retrouver devant cette façade de pierre, triste et d'aspect sévère, qui cache tant de misère humaine. J'arrivai dans la chambre de Renfield au moment même où, de sa fenêtre, je pus voir le soleil sombrant derrière l'horizon. Depuis quelques minutes déjà, la fureur de mon malade se calmait peu à peu, mais à l'instant précis où le disque rouge disparut, il glissa d'entre les mains qui le retenaient et tomba, telle une masse inerte, sur le plancher. Il est étonnant de voir à quel point nos malades peuvent soudain recouvrer la raison (même si ce n'est que passagèrement) car, en l'espace de quelques minutes, celui-ci se releva très tranquillement et regarda autour de lui. Je fis comprendre aux surveillants qu'ils devaient le laisser agir à sa guise, car je voulais voir ce qui allait se passer. Il se dirigea immédiatement vers la fenêtre et fit disparaître le peu de sucre qui restait sur la pierre ; puis il prit la boîte où il enfermait ses mouches, laissa les mouches s'envoler et jeta la boîte ; enfin, ferma la fenêtre et revint s'asseoir sur son lit.
- Vous ne voulez donc plus de mouches ? lui demandai-je.
- Non, répondit-il, ces bestioles de rien du tout, j'en ai assez !
Que ne puis-je, vraiment, saisir la cause de ses crises ! Attention ! Peut-être en trouverions-nous la véritable raison si nous savions pourquoi, aujourd'hui, sa fureur a atteint un point extrême à midi juste, puis au soleil couchant. Faut-il penser que le soleil a une influence maligne qui, à certains moments, affecte certaines natures, comme la lune, parfois, en affecte d'autres ? Nous verrons.

TELEGRAMME DU Dr SEWARD, LONDRES,
AU Pr VAN HELSING, AMSTERDAM


4 septembre
Malade beaucoup mieux aujourd'hui.

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5 septembre
Malade de mieux en mieux. Appétit excellent, sommeil naturel, bonne humeur, couleurs reviennent.

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6 septembre
Sérieuse aggravation. Venez immédiatement, sans perdre une heure.
J.S.