Soyez le bienvenu dans les Carpates. Je vous attends avec impatience.
Dormez bien cette nuit. La diligence part pour la Bukovine demain après-midi
à trois heures ; votre place est retenue. Ma voiture vous attendra
au col de Borgo pour vous amener jusqu'ici. J'espère que depuis Londres
votre voyage s'est bien passé et que vous vous féliciterez
de votre séjour dans mon beau pays.
Très amicalement,
DRACULA
4 mai
Le propiétaire de l'hôtel avait, lui aussi, reçu une
lettre du comte, lui demandant de me reserver la meilleur place de la diligence
; mais lorsque je voulus lui poser certaines questions, il se montra réticent
et prétendit ne pas bien entendre l'allemand que je parlais ; un
mensonge, assurément, puisque, jusque-là, il l'avait parfaitement
compris -à en juger en tout cas par la conversation que nous avion
eue lors de mon arrivée chez lui. Lui et sa femme échangèrent
des regards inquiets puis il me répondit en bafouillant que l'argent
pour la diligence avait été envoyé dans une lettre,
et qu'il ne savait rien de plus. Quand je lui demandai s'il connaissait
le comte Dracula et s'il pouvait me donner certains renseignements au sujet
du château, tous les deux se signèrent, déclarèrent
qu'ils en ignoraient tout et me firent comprendre qu'ils n'en diraient pas
d'avantage. Comme l'heure du départ approchait, je n'eus pas le temps
d'interroger d'autres personnes ; mais tout cela ma parut fort mystérieux
et peu encourageant.
Au moment où j'allais partir, la patronne monta à ma chambre
et me demanda sur un ton affolé :
- Devez-vous vraiment y aller ? Oh ! Mon jeune monsieur, devez-vous vraiment
y aller ?
Elle était à ce point boulversée qu'elle avait de la
peine à retrouver le peu d'allemand qu'elle savait et le mêlait
à des mots qui m'étaient totalement étrangers. Quand
je lui répondis que je devais partir tout de suite et que j'avais
à traiter une affaire importante, elle me demanda encore :
- Savez-vous quel jour nous sommes ?
Je répondis que nous étions le 4 mai.
"Oui, fit-elle en hochant la tête, le 4 mai, bien sûr !
Mais quel jour est-ce ?
Comme je luis disais que je ne saisissais pas sa question, elle reprit :
"C'est la veille de la Saint-George. Ignorez-vous que cette nuit, aux
douez coups de minuit, tous les maléfices régneront en maîtres
sur la terre ! Ignorez-vous où vous allez, et au-devant de quoi vous
allez ?
Elle paraissait si épouventée que je tentai, mais en vain,
de la réconforter. Finalement, elle s'agenouilla et me supplia de
ne pas partir, ou, du moins, d'attendre un jour ou deux. Chose sans doute
ridicule, je me sentais mal à mon aise. Cependant, on m'attendait
au château, rien ne m'empêcherait d'y aller. J'essayai de la
relever et lui dis sur un ton fort grave que je la remerciais, mais que
je devais absolument partir. Elle se releva, s'essuya les yeux puis, prenant
le crucifix suspendu à son cou, elle me le tendit. Je ne savais que
faire car, élevé dans la religion anglicane, j'avais appris
à considérer de telles habitudes comme relevant de l'idolâtrie,
et pourtant j'aurais fait preuve, me semblait-il, d'impolitesse en repoussant
ainsi l'offre d'une dame âgée, qui ne me voulait que du bien
et qui vivait, à cause de moi, des moments de véritable angoisse.
Elle lut sans doute sur mon visage l'indécision où je me trouvais;
elle me passa le chapelet autour du cou en me disant simplement : "Pour
l'amour de votre mère", puis elle sortit de la chambre. J'écris
ces pages de mon journal en attendant la diligence qui, naturellement, est
en retard ; et la petite croix pend encore à mon cou. Est-ce la peur
qui agitait la vieille dame, ou les effrayantes superstitions du pays, ou
cette croix elle-même ? Je ne sais, mais le fait est que je me sens
moins calme que d'habitude. Si jamais ce journal parvient à Mina
avant que je ne la revoie moi-même, elle y trouvera du moins mes adieux.
Voici la diligence !
5 mai. Au château
La pâleur grise du matin s'est dissipée peu à peu, le
soleil est déjà haut sur l'horizon qui apparaît comme
découpé par des arbres ou des collines , sans que je puisse
le préciser, car il est si lointain que toutes choses, grandes et
petites, s'y confondent. Je n'ai plus envie de dormir, et puisqu'il me sera
loisible demain de me lever quand je le voudrai, je vais écrire jusqu'à
ce que je me rendorme. Car j'ai beaucoup de choses étranges à
écrire ; et, pour que le lecteur ne croie point que j'ai fait un
trop bon repas avant de quitter Bistritz, qu'il me permette de lui donner
exactement le menu. On me servit ce qu'on appelle ici un "steack de
brigand" -quelques morceaux de lard accompagnés d'oignons, de
boeuf et de paprika, le tout enroulé sur des petits bâtons
et rôti au-dessus de la flamme tout simplement comme, à Londres,
nous faisons des abats de viandes de boucherie. Je bus du Mediasch doré,
vin qui vous pique légèrement la langue mais, ma foi, ce n'est
pas désagréable du tout. J'en pris seulement deux verres.
Lorsque je montais dans la diligence, le conducteur n'était pas encore
sur son siège, mais je le vis qui s'entretenait avec la patronne
de l'hôtel. Sans aucun doute ils parlaient de moi car, de temps à
autre, ils tournaient la tête de mon côté ; des gens,
assis sur le banc près de la porte de l'hôtel, se levèrent,
s'approchèrent d'eux, écoutant ce qu'ils disaient, puis à
leur tour me regardèrent avec une visible pitié. Pour moi,
j'entendais souvent les mêmes mots qui revenaient sur leurs lèvres
-des mots que je ne comprenais pas ; d'ailleurs, ils parlaient plusieurs
langues. Aussi ouvrant tout tranquillement mon sac de voyage, j'y pris mon
dictionnaire polygotte, et cherchai la signification de tous ces mots étranges.
J'avoue qu'il n'y avait pas là de quoi me rendre courage car je m'apercus,
par exemple que ordog signifie satan ; pokol, enfer, stregoïca, sorcière,
vrolok et vlkoslak, quelque chose comme vampire ou loup-garou en deux dialectes
différents.
Quand la diligence se mit en route, les gens qui, devant l'hôtel s'étaient
rassemblés de plus en plus nombreux, firent tous ensemble le signe
de croix, puis dirigèrent vers moi l'index et le majeur. Non sans
quelque difficulté, je parvins à ma faire expliquer par un
de mes compagnons de voyage ce que ces gestes signifiaient : ils voulaient
me défendre ainsi contre le mauvais oeil. Nouvelle plutôt désagréable
pour moi qui partait vers l'inconnu. Mais, d'autres part, tous ces hommes
et toutes ces femmes paraissaient me témoigner tant de sympathie,
partager le malheur où ils me voyaient déjà, que j'en
fus profondément touché. Je n'oublierai jamais les dernières
images que j'emportai de cette foule bigarrée rassemblée dans
la cour de l'hôtel, cependant que chacun se signait sous la large
porte cintrée, à travers laquelle je voyais, au milieu de
la cour, les feuillages des lauriers roses et des orangers plantés
dans des caisses peintes en vert. Le cocher, dont les larges pantalons cachaient
presque le siège tout entier -le siège, cela se dit gotza-,
fit claquer son fouet au-dessus de ses quatres chevaux attelés de
front, et nous partîmes.
La beauté du paysage me fit bientôt oublier mes angoisses ;
mais je ne pense pas que j'aurais pu m'en débarrasser aussi aisément
si j'avais saisi tous les propos de mes compagnons. Devant nous s'étendaient
des bois et des forêts avec, ça et là, des collines
escarpées au sommet desquelles apparaissaient un bouquet d'arbres
ou quelque ferme dont le pignon blanc surplombait la route. Partout, les
arbres fruitiers étaient en fleurs -véritables éblouissement
de pommiers, de pruniers, de poirier, de cerisiers ; et l'herbe des vergers
que nous longions scintillait de pétales tombés. Contournant
ou montant les collines, la route se perdait dans les méandres d'herbe
verte, ou se trouvait comme enfermée entre deux lisières de
bois de pins. Cette route était des plus mauvaises, et pourtant nous
roulions à toute vitesse -ce qui m'étonnait beaucoup. Sans
doute le conducteur voulait-il arriver à Borgo Prund sans perdre
de temps. On m'apprit que la route, en été, était excellente,
mais qu'elle n'avait pas encore été remise en état
après les chutes de neige de l'hiver précédent. A cet
égard, elle différait des autres routes des Carpates : de
tous temps, en effet, on a eu soin de ne pas les entretenir, de peur que
les Turcs ne s'imaginent qu'on prépare une invasion et qu'ils ne
déclarent aussitôt la guerre qui, à vrai dire, est toujours
sur le point d'éclater.
Au-delà de ces collines, s'élevaient d'autres forêts
et les grands pics des Carpates mêmes. Nous les voyions à notre
droite et à notre gauche, le soleil d'après-midi illuminant
leurs tons déjà splendides -bleu foncé et pourpre dans
le creux des hauts rochers, vert et brun là où l'herbe recouvrait
légèrement la pierre, puis c'était une perspective
sans fin de rocs découpés et pointus qui se perdaient dans
le lointain, où surgissaient des sommets neigeux. Quand le soleil
commenca à décliner, nous vîmes, ici et là, dans
les anfractuosités des rochers, étinceler une chute d'eau.
Nous venions de contourner le flanc d'une colline et j'avais l'impression
de me trouver juste au pied d'un pic couvert de neige lorsqu'un de mes compagnons
de voyage ma toucha le bras et me dit en se signant avec ferveur :
- Regardez ! Istun szek ! (Le trône de Dieu!)
Nous continuâmes notre voyage qui me parraissait ne jamais devoir
finir. Le soleil, derrière nous, descendait de plus en plus sur l'horizon,
et les ombres du soir, peu à peu, nous entourèrent. Cette
sensation d'obscurité était d'autant plus nette que, tout
en haut, les sommets neigeux retenaient encore la clarté du soleil
et brillaient d'une délicate lumière rose. De temps à
autre nous dépassions des Tchèques et des Slovaques, vêtus
de leurs fameux costumes nationnaux, et je fis une pénible remarque
: la plupart étaient goitreux. Des croix s'élevaient au bord
de la route et, chaque fois que nous passions devant l'une d'elles, tous
les occupants de la diligence se signaient. Nous vîmes aussi des paysans
ou des paysannes à genoux devant des chapelles : ils ne tournaient
même pas la tête en entendant approcher la voiture : ils étaient
tout à leurs dévotions et n'avaient plus, eût-on dit,
ni yeux ni oreilles pour le monde extérieur. Presque tout était
nouveau pour moi : les meules de foin dressées jusque dans les arbres,
les nombreux saules pleureurs avec leurs branches qui brillaient comme de
l'argent à travers le vert délicat des feuilles... Parfois
nous rencontrions une charrette de paysan, longue et sinueuse comme un serpent,
sans doute pour épouser les accidents de la route. Des hommes s'y
étaient installés qui rentraient chez eux -les Tchèques
étaient couverts de peaux de mouton blanches, les Slovaques de peaux
de mouton teintes, ces derniers portant de longues haches comme si c'eût
été des lances. La nuit s'annonçait froide, et l'obscurité
semblait plonger dans une brume épaisse chênes, hêtres
et sapins tandis que, dans la vallée au-dessous de nous qui maintenant
montions vers le col de Borgo, les sapins noirs se détachaient sur
un fond de neige récemment tombée. Parfois, quand la route
traversait une sapinière qui semblait se refermer sur nous, de gros
paquets de brouillard nous cachaient même les arbres, et c'était
pour l'imagination quelque chose d'effrayant ; je me laissais de nouveau
gagner par l'épouvante que j'avais déjà éprouvée
à la fin de l'après-midi : dans les Carpates, le soleil couchant
donne aisément des formes fantastiques aux nuages qui roulent au
creux des vallées. Les collines étaient parfois si escarpées
que, malgré la hâte qui animait notre conducteur, les chevaux
étaient obligés de ralentir le pas. Je manifestais le désir
de descendre et de marcher à côté de la voiture, comme,
en pareil cas, c'est la coutume dans notre pays, mais le cocher s'y opposa
fermement.
-Non, non, me dit-il, ici il ne faut pas faire à pied même
un bout de la route... Les chiens sont bien trop dangereux !
Et il ajouta ce qu'il considérait évidemment comme une sombre
plaisanterie, car il consulta du regard tous les voyageurs l'un après
l'autre, pour s'assurer sans doute de leur sourire approbateur :
"Croyez-moi, vous en aurez eu suffisamment, de tout ceci, quand vous
irez au lit, ce soir."
Il ne s'arrêta que lorsqu'il fallut allumer ses lampes.
Alors les voyageurs devinrent fort excités ; chacun ne cessait de
lui adresser la parole, le pressant, à ce que je pus comprendre,
de rouler plus vite. Il se mit à faire claquer son fouet sans pitié
sur le dos des chevaux, et à l'aide de cris et d'appels les encouragea
à monter la côte plus rapidement. A moment, je crus distinguer
dans l'obscurité une pâle lueur devant nous -mais ce n'était
sans doute rien d'autre qu'une crevasse dans les rochers. Cependant, mes
compagnons se montraient de plus en plus agités. La diligence roulait
follement, ses ressorts grinçaient et elle penchait d'un côté
puis de l'autre, comme une barque sur une mer démontée. Je
dus me retenir à la paroi. Cependant, la route se fit bientôt
plus régulière, et j'eus alors l'impression que nous volions
bel et bien. Elle devenait aussi plus étroite, les montagnes, d'un
côté et de l'autre, se rapprochaient et semblaient, à
vrai dire, nous menacer : nous traversions le col de Borgo. Tour à
tour, mes compagnons de voyage me firent des présents, gousse d'ail,
rose sauvage séchée... et je vis parfaitement qu'il n'était
pas question de les refuser ; certes, ces cadeaux étaient tous plus
bizarres les uns que les autres, mais ils me les offrirent avec une simplicité
vraiment touchante, en répétant ces gestes mystérieux
qu'avaient faits les gens rassemblés devant l'hôtel de Bistritz
-le signe de la croix et les deux doigts tendus pour me protéger
contre le mauvais oeil. Le conducteur se pencha en avant ; sur les deux
bancs de la diligence, les occupants tendaient le cou pour examiner le rebord
extérieur. De toute évidence, ils s'attendaient à voir
surgir quelque chose dans la nuit : je leur demandai de quoi il s'agissait,
mais aucun ne voulut me donner la moindre explication. Cette vive curiosité
persista un bon moment ; enfin, nous parvîmmes sur le versant est
du col. Des nuages noirs s'amoncelaient, le temps était lourd comme
si un orage allait éclater. On eût dit que, des deux côtés
de la montagne, l'atmosphère était différente et que
nous étions maintenant dans une région dangereuse. Pour moi,
je cherchais des yeux la voiture qui devait me conduire chez le comte. Je
m'attendais d'un moment à l'autre à apercevoir ses lumières
; mais la nuit demeurait d'un noir d'encres. Seuls les rayons de nos lampes
cahotantes projetaient des lueurs dans lesquelles s'élevait l'haleine
fumante des chevaux ; elles nous permettaient de distinguer la route blanche
devant nous -mais nulle trace d'autre voiture que la nôtre. Mes compagnons,
avec un soupir de soulagement, reprirent une position plus confortable-
je le ressentis comme une raillerie : ils se moquaient de mon propre désappointement.
Je réfléchissais à ce que j'allais faire en cette situation
embarrassante, quand le conducteur consulta sa montre et dit aux autres
voyageurs quelques mots qu'il me fut impossible de saisir, mais j'en devinai
la signification : "Une heure de retard..." Puis, se tournant
vers moi, il me conseilla dans un allemand encore plus mauvais que le mien
:
"Aucune voiture en vue ; c'est que l'on attend pas monsieur. Continuez
le voyage avec nous jusqu'en Bikovine, et vous viendrez ici demain ou après...
après-demain, cela vaudra mieux...
Tandis qu'il parlait, les chevaux se mirent à hennir et à
ruer, et l'homme les maîtrisa à grand-peine. Puis, tandis que
tous mes voisins poussaient des cris d'effroi et se signaient, une calèche
attelée de quatre chevaux arriva derrière nous, nous dépassa
presque, mais s'arrêta à côté de la diligence.
A la lueur de nos lampes, je vis que les chevaux étaient splendides,
d'un noir de charbon. Celui qui les conduisait était un homme de
haute taille, doté d'une longue barbe brune, et coiffé d'un
large chapeau noir qui nous cachait son visage. Au moment même où
ils s'adressait à notre conducteur, je distinguai pourtant ses yeux,
si brillants que, dans la clarté des lampes, ils semblaient rouges.
- Vous êtes bien tôt, ce soir, mon ami, lui dit-il.
L'autre répondit sur un ton mal assuré :
- Mais ce monsieur, qui est anglais, était pressé...
- Voilà pourquoi, je suppose, répliqua le nouveau venu, vous
vouliez l'emmener jusqu'en Bukovine... Non, mon ami, impossible de me tromper...
J'en sais trop, et mes chevaux sont rapides...
Il souriait en parlant, mais l'expression de son visage était dure.
Il était maintenant tout près de la voiture ; on voyait ses
lèvres très rouges, ses dents pointues, blanches comme de
l'ivoire. Un voyageur murmura à l'oreilles de son voisin le vers
fameux de Lenore de Burger :
Denn die Todten reiten schnell...
Car les morts vont vite...
Le cocher de la calèche l'entendit certainement, car il regarda le
voyageur avec, de nouveau, un étrange sourire. L'autre détourna
la tête tout en se signant et en tendant deux doigts.
- Qu'on me donne les bagages de monsieur, reprit le cocher.
En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, mes valises passèrent
de la diligence dans la calèche. Puis, je descendis moi-même
de la diligence et, comme l'autre voiture se trouvait tout à côté,
le cocher m'aida en me prenant le bras d'une main qui me sembla d'acier.
Cet homme devait être d'une force prodigieuse. Sans un mot, il tira
sur les rênes, les chevaux firent demi-tour, et nous roulâmes
à nouveau et à toute vitesse dans le col de Borgo. En regardant
derrière moi, je vis encore, à la lueur des lampes de la diligence,
fumer les naseaux des chevaux ; et se dessinèrent une dernière
fois à mes yeux les silhouettes de ceux qui, jusque-là, avaient
été mes compagnons de voyage : ils se signaient. Alors le
conducteur fit claquer son fouet, et les chevaux prirent la route de Bukovine.
Comme ils s'enfonçaient dans la nuit noire, je frissonai et me sentis
en même temps affreusement seul, mais aussitôt un manteau fut
jeté sur mes épaules, une couverture de voyage fut étendue
sur mes genoux et le cocher me dit, en un excellent allemand :
- Mauvais temps, mein Herr, et le comte, mon maître, m'a recommandé
de veiller à ce que vous ne preniez pas froid. Le flacon de slivovitz
(l'eau de vie de la région) est là, sous le siège,
si vous en avez besoin.
Je n'en pris pas une goutte, mais ce m'était déjà un
réconfort de savoir qu'il y en avait dans la voiture. Mon inquiétude,
cependant, était loin de se calmer. Au contraire. Je crois que si
j'en avais eu la possibilité, j'aurais interrompu ce voyage de plus
en plus mystérieux. La calèche, elle roulait de plus en plus
vite, tout droit ; soudain, elle tourna brusquement, prit une autre route,
de nouveau toute droite. Il me semblait que nous passions et repassions
toujours au même endroit ; aussi y appliquai-je mon attention, essayant
de retrouver tel ou tel point de repère, et je m'aperçus que
je ne m'étais pas trompé. J'aurais voulu demander au cocher
ce que cela signifiait ; toutefois, je préférai me taire,
me disant que, dans la situation où j'étais, j'aurais beau
protester s'il avait reçu l'ordre de traîner en route. Bientôt,
cependant, j'eus envie de savoir l'heure, et je fis craquer une allumette
afin de consulter ma montre. Il était près de minuit. Je tressaillis
d'horreur : sans doute les superstitions à propos de tout ce qui
se passe à minuit m'impressionnaient-elles davantages après
les événements insolites que je venais de vivre. Qu'allait-il
arriver maintenant ?
Un chien se mit à hurler au bas de la route sans doute dans une cour
de ferme ; on eût dit un hurlement de peur, qui se prolongait... Il
fut repris par un autre chien, puis un autre et encore un autre jusqu'à
ce que, portés par le vent qui maintenant gémissaità
travers le col, ces cris sauvages et sinistres parussent venir de tous les
coins du pays. Ils montaient dans la nuit, d'aussi loin que l'imagination
pouvait le concevoir... Aussitôt les chevaux se cabrèrent,
mais le cocher les rassura en leur parlant doucement; ils se calmèrent,
mais ils tremblaient et suaient comme s'ils avaient fait une longue course
au galop. Ce fut alors que des montagnes les plus éloignées
nous entendîmes des hurlements plus impressionnants encore, plus aigus
et plus forts en même temps : des loups. Je fus sur le point de sauter
de la calèche et de m'enfuir, tandis que les chevaux se cabraient
et ruaient à nouveau ; le cocher n'eut pas trop de toute sa force
pour les empêcher de s'emballer. Mes oreilles, pourtant, s'accoutumèrent
bientôt à ces cris, et les chevaux laissèrent le cocher
descendre de la voiture et venir se placer devant eux. Il les caressa, les
tranquillisa, leur murmura toutes sortes de mots gentils, et l'effet fut
extraordinaire : aussitôt, quoique ne cessant pas de trembler, ils
obéirent au cocher qui remonta sur son siège, reprit les rênes
et repartit à toute allure. Cette fois, parvenu de l'autre côté
du col, il changea de direction et prit une route étroite qui s'enfonçait
vers la droite.
Bientôt, nous fûmes entre deux rangées d'arbres qui,
à certains endroits, formaient réellement une voûte
au-dessus du chemin, si bien que nous avions l'impression de traverser un
tunnel. Et, de nouveau, de part et d'autre, de grands rochers nous gardaient,
sans rien perdre cependant de leur ai menaçant. Abrités de
la sorte, nous entendions toutefois le vent siffler et gémir entre
ces rochers, et les branches des arbres s'agiter violemment. Il faisait
pourtant de plus en plus froid, une neige très fine commençait
à tomber -il ne fallut pas bien longtemps pour que tout fût
blanc autour de nous. Le vent nous apportait encore des hurlements de chiens,
encore qu'ils nous parvinssent de plus en plus faibles à mesure que
nous nous éloignons. Mais, à entendre les loups, on eût
dit, au contraire, qu'eux se rapprochaient sans cesse, qu'ils finiraient
par nous entourer complètement. J'en étais, je l'avoue, fort
effrayé, et je voyais que l'inquiétude recommençait
à s'emparer des chevaux également. Le cocher, cependant, restait
parfaitement calme, regardant à gauche puis à droite, comme
si de rien n'était. J'avais beau essayer de distinguer quelque chose
dans l'obscurité, je n'y parvenais pas.
Tout à coup, assez loin sur notre gauche, j'aperçus une petite
flamme bleue qui vacillait. Le cocher dut la voir en même temps que
moi, car aussitôt il arrêta les chevaux, sauta à terre
et disparut dans la nuit. Je me demandai ce que j'allais faire... Les loups
hurlaient de plus en plus près de la voiture... J'hésitais
encore quand le cocher réapparut soudain et, sans dire un mot, remonta
sur son siège et se remit en route. Peut-être m'étais-je
endormi et cet incident ne cessait-il de m'obséder en rêve,
car il me semblait qu'il se renouvelait indéfiniment. Oui, quan j'y
pense maintenant, j'ai l'impression d'avoir fait un cauchemar horrible.
A un moment donné, la flamme bleue jaillit si près de nous
sur la route qu'elle me permit, dans l'obscuritéé profonde,
de suivre chacun des gestes du clocher. Il se dirigea d'un pas rapide vers
l'endroit où brillait la flamme -éclat bien faible, malgré
tout, puique c'est à peine si l'on distinguait le sol alentour- ramassa
quelques pierres qu'il entassa de manière assez étrange. Une
autre fois, un effet d'optique à peine croyable se produisit : se
tenant entre la flamme et moi, il ne me la cachait pourtant pas le moins
du monde ; je continuais à voir parfaitement la lueur vacillante
et mystérieuse. J'en restai un moment stupéfait, mais je me
dis bientôt qu'à force de vouloir percer l'obscurité,
mes yeux m'avaient trompé... Alors, nous roulâmes un bon moment
sans plus apercevoir de flammes bleues, mais les loups hurlaient toujours,
comme s'ils nous encerclaient et comme si leur cercle avançait avec
notre calèche.
Le cocher mit de nouveau pied à terre et, cette fois, s'éloigna
davantage. Pendant son absence, les chevaux tremblèrent encore plus
fort qu'ils ne l'avaient fait jusque-là, commencèrent à
s'ébrouer, à hennir de peur. Je cherchai en vain la cause
de cet effroi, puisque, justement, plus aucun loup ne hurlait, quand soudain
la lune, qui voguait à travers les gros nuages noirs, apparut derrière
le sommet dentelè d'un pic d'une hauteur impressionnante, et je vis,
à sa lueur blafarde, les loups qui nous entouraient, montrant leurs
dents blanches et leurs langues rouges -et le poil hérissé.
Dans ce silence menaçant, ils étaient cent fois plus effrayants
que lorsqu'ils hurlaient. Je commençais à mesurer le danger
que je courais. La peur me paralysait.
Puis, tout à coup, ils recommencèrent à pousser leurs
hurlements comme si le clair de lune avait sur eux quelque effet particulier.
Les chevaux se démenaient d'impatience, promenaient autour d'eux
des regards à faire pitié ; mais le cercle vivant, le cercle
d'horreur, restait fermé autour d'eux. J'appelai le cocher, je lui
criai de revenir. Il me semblait que la seule chance qui me restait était
d'essayer de briser le cercle pour faciliter son retour. Je criai donc encore
et frappai sur la portière de la voiture, espérant effrayer
les loups qui se trouvaient de ce côté-là et permettre
ainsi à l'homme d'approcher.
Comment fut-il là ? je n'en sus rien, mais j'entendis sa voix autoritaire
et, regardant dans la direction d'où elle venait, je le vis au milieu
de la route. Tandis que de ses longs bras il faisait le geste de repousser
un obstacle invisible, les loups reculaient peu à peu. A ce moment,
un gros nuage couvrit la lune et, de nouveau, l'obscurité fut complète.
Lorsque mes yeux y furent accoutumés, je vis que le cocher remontait
dans la calèche et que les loups avaient disparu. Tout cela était
si étrange, si inquiétant que je n'osai ni parler, ni faire
un seul mouvement. Le voyage me sembla interminable dans la nuit que la
lune n'éclairait même plus. Nous continuions à monter,
et la route monta encore longtemps, bien que parfois, mais rarement, la
voiture prît de courtes descentes rapides, pour aussitôt, gravir
une nouvelle côte. Tout à coup, je m'aperçus que le
cocher faisait entrer les chevaux dans la cour d'un grand château
en ruines. Des hautes fenêtres obscures ne s'échappait aucun
rai de lumière ; les vieux crénaux se découpaient sur
le ciel où la lune, en ce moment, triomphait des nuages.